Attention : cet article contient des passages évoquant les violences verbales, psychologiques, physiques et sexuelles pouvant heurter la sensibilité de certaines personnes.
Le couperet tombe un soir, au détour d’une conversation anodine : « Mais toi, on s’en fout de ce que tu dis, car tu as déjà sucé des bites ». J’encaisse la violence des mots, la culpabilisation de ma sexualité passée. La personne qui prononce ces mots a mon âge, 24 ans. Nous sommes en couple. Et c’est une femme.
Parler des violences conjugales dans les couples de femmes, c’est très compliqué. Féministe depuis des années, j’ai été biberonnée à cette image idéalisée du lesbianisme : fusion égalitaire, amour libre et invincible.
Comme tant d’entre nous, j’ai été harcelée et agressée sexuellement par des hommes depuis mon plus jeune âge. À une époque où nos récits se heurtaient à « oublie-le, c’est un con », pour seule réponse. Et l’on oubliait, temporairement.
Pourtant, à 23 ans, c’est une autre fille qui m’a attouchée alors que je tentais de m’endormir. Sans mon consentement. J’avais déjà parlé des agressions que les hommes m’avaient fait subir. Mais c’est en visionnant le documentaire d’Arte sur la culture du viol et le dépôt de plainte que je me décide : je dois parler cette fois-ci aussi.
J’ai contacté cette personne, qui n’a jamais fait preuve d’empathie et m’a renvoyée à la violence de ses actes en tentant de me culpabiliser. Une amie devenue si chère à mon cœur depuis m’a soutenue, m’a crue, et n’a plus jamais laissé cette jeune fille réintégrer nos vies.
Montre-moi ton téléphone, tu me mens, si ce mec t’écrit c’est parce que tu le dragues
Quelques mois plus tard, j’ai entamé une relation avec une autre femme. Et j’avais cette naïveté des premières amours, où tout est possible, où l’ailleurs est merveilleux. Cette profonde envie d’y croire.
Pourtant, rapidement, les signaux ont clignoté : « T’es qu’une pute », avait-elle écrit à une ex au cours d’une dispute par SMS. « Je ne supporte pas que tu aies dragué des hommes avant moi » me répétait-elle ; « Montre-moi ton téléphone, tu me mens, si ce mec t’écrit c’est parce que tu le dragues » avait-elle soutenu jusqu’à frôler la violence physique dans une rue froide par une nuit de février.
Je n’avais plus le droit de me revendiquer bisexuelle, je devais dire que j’étais « en relation avec une femme », je ne pouvais plus évoquer mes ex relations masculines, qu’elle se plaisait à critiquer comme « faibles, lâches, insensibles » sans jamais écouter ce que j’avais à en dire.
« Ta gueule » m’avait-elle dit brusquement un jour où je riais spontanément avec ma sœur. Celle-ci avait dû intervenir, offusquée. Elle mentionnait notre sexualité en public sans mon autorisation, me mettait sur un piédestal puis me dévalorisait.
Si je cherchais à mettre mes limites, à dire stop, elle argumentait : « Tu ne comprends pas, les relations entre femmes, c’est différent. On ne ressent pas les mêmes choses. » Une phrase qu’elle utilisait pour justifier sa manière de se comporter avec moi, ou avec ses ex relations qu’elle voyait toujours. Tout en essayant de m’interdire de parler à des hommes, quels qu’ils soient.
Si je recevais un message non sollicité d’un homme, elle m’accusait de tout faire pour la rendre jalouse, mais si je questionnais les liens qu’elle entretenait avec ses ex-copines – qu’elle fréquentait toujours régulièrement – elle explosait en sanglots pour me faire culpabiliser. Elle pouvait me crier dessus au réveil avant de me reprocher d’être trop sensible. Elle m’a insultée à répétition quand j’ai souhaité récupérer mes affaires après la rupture.
Un déclic m’est venu alors que la fin de la relation approchait. J’ai contacté une amie lesbienne à moi, ne pouvant plus supporter une configuration aussi violente, ne comprenant pas pourquoi cela ne fonctionnait pas. Je me sentais démunie. Et cette amie m’a expliqué, avec beaucoup de douceur et en toute simplicité, ce qui aurait pu être une évidence : « Le respect, m’avait-elle écrit, dans une relation homo ou dans une relation hétéro, c’est la même chose. Elle n’a pas le droit de te dire que c’est différent parce que vous êtes des femmes, tu as le droit de mettre tes limites. »
Un sentiment qui a prédominé au cours de cette relation, et a posteriori, est celui de la culpabilité, commune aux personnes victimes de violences. Pourquoi n’ai-je pas pu le voir ? Pourquoi ai-je été incapable de partir ? Pourquoi cela m’est-il arrivé à moi ?

Mais s’est aussi ajoutée une culpabilité propre à ma situation : j’étais une femme ayant vécu cela avec une femme, et jamais dans une relation de couple avec un homme. Mes partenaires masculins n’ont jamais été violents, et, à l’idée d’écrire cet article, une question me revenait en tête : est-ce que je dessers la cause ? Est-ce qu’en écrivant ce papier, j’invisibilise toutes mes proches qui ont subi des violences de la part de leurs compagnons masculins ? Est-ce que je minimise les violences masculines ? Est-ce que je décrédibilise les luttes féministes ?
Notre but est la lutte contre les violences, et toutes les formes qu’elles peuvent prendre. Mais il est extrêmement douloureux en tant que féministe de reconnaître qu’elles existent aussi entre femmes.
C’est en découvrant l’existence de la campagne contre les violences dans les couples de femmes lancée par la Fédération LGBTI+ lancée en mars 2021 que j’ai enfin pu être convaincue de ma légitimité. Notre but est la lutte contre les violences, et toutes les formes qu’elles peuvent prendre. Mais il est extrêmement douloureux en tant que féministe de reconnaître qu’elles existent aussi entre femmes. Que notre sororité est encore en construction, et que le lesbianisme ne nous protège pas toujours plus que l’hétéronormativité.
Une campagne qui s’adresse à un public large
Les chiffres statistiques entourant les violences conjugales féminines sont en cours de recherche en France, mais nous disposons déjà de quelques outils venus des États-Unis : 25 à 40,4 % des femmes en couple homosexuel ont déjà subi des violences conjugales.
Dans le communiqué de presse de sa campagne, la Fédération LGBTI+ insiste sur sa volonté à toucher un public large, au-delà des victimes seules : « La lutte contre ces dernières ne doit pas s’adresser qu’aux victimes. Elle concerne tout le monde, en premier lieu les personnes qui les commettent, ou risquent de les commettre, mais aussi l’entourage, les voisin·e·s, les collègues… La prévention doit aussi atteindre les professionnel·le·s en contact avec du public. Cette campagne est un outil pensé dans cet esprit en rendant le sujet visible à tous les publics dans les locaux des associations ».
Les conséquences dues aux violences conjugales sont nombreuses (décès, blessures, mauvaise santé mentale, stress post-traumatique…) et sont un véritable enjeu de santé publique.

Les associations LGBTI+ en France disposent donc désormais d’un outil, modeste mais efficace, pour interpeller un public trop souvent ignoré.
La campagne s’appuie sur trois supports : une affiche pour les associations ou centres LGBTI+ et leurs structures partenaires afin de rendre le sujet visible et indiquer que l’écoute est ouverte, une petite carte à glisser discrètement dans sa poche avec des numéros d’urgence, et un dépliant qui explique ce que sont les violences conjugales, informe les victimes, les témoins et les personnes ayant commis des violences, et qui décrit les différents types de violences.
La campagne reste donc tournée vers les milieux LGBTI+, et la question de la prévention auprès du grand public peut se poser. Celui-ci est concerné en tant que proches de victimes ou d’auteur·ices de violences, ou en tant que futures victimes ou auteur·ices.
J’en ai discuté avec Tristan Poupard, directeur du Girofard, le centre LGBTI+ de ma ville. Il a tenu à souligner que si les violences femme-femme, comme on dit dans le jargon, sont bien connues et souvent détectées, le problème principal aujourd’hui se trouve dans le manque de structures d’accueil des personnes concernées par ces violences : « Les femmes lesbiennes et bies, cis ou trans, auront sur Bordeaux le même parcours que n’importe quelle femme hétéro cis, et seront renvoyées vers la Maison d’Ella*. Mais il y a en moyenne neuf mois d’attente. »
Quelle est la prise en charge possible pour les personnes qui se reconnaissent comme victimes ou auteur·es de violences LGBTI+ aujourd’hui en France ? Où sont véritablement les structures bienveillantes et spécialisées ? Il en existe pour les femmes victimes, ce qui est absolument nécessaire, mais il en manque pour le public LGBTI+.
Comme n’importe quel centre d’information et d’accueil LGBTI+, le Girofard est capable « d’orienter. Qu’une telle campagne soit mise en œuvre, c’est super, souligne Tristan Poupard, Mais quelle est la prise en charge possible pour les personnes qui se reconnaissent comme victimes ou auteur·es de violences LGBTI+ aujourd’hui en France ? Où sont véritablement les structures bienveillantes et spécialisées ? Il en existe pour les femmes victimes, ce qui est absolument nécessaire, mais il en manque pour le public LGBTI+. » Des espaces dont nous aurions pourtant grandement besoin pour se retrouver et se reconstruire.
Des violences extrêmement préoccupantes pour les femmes bisexuelles
Les chiffres établis par les études américaines sont clairs : les femmes bisexuelles sont plus menacées par les violences psychologiques, physiques et sexuelles que les femmes hétérosexuelles et lesbiennes. Les conclusions d’un sondage réalisé par le National Intimate Partner and Sexual Violence en 2010 sur près de 20 000 personnes à travers les États-Unis sont alarmantes.
Mais alors, que faire ? La bisexualité nous expose à une intersection de violences dont il est compliqué de s’extraire. 35% des femmes hétéro, 44% des lesbiennes et 61% des femmes bisexuelles ont été victimes de viol, violences physiques et/ou de harcèlement par un·e partenaire au cours de leur vie. Si 9% des femmes hétéros témoignent d’un viol infligé par un·e partenaire intime, les femmes bisexuelles sont deux fois plus nombreuses à avoir été confrontées à cette violence : 22% attestent avoir été violées par un·e partenaire intime.

Les violences sexuelles au cours de la vie concernent une femme bisexuelle sur deux (46%), 1 femme lesbienne sur 8 (13%), et une femme hétéro sur 6 (17%). Des agressions qui ont lieu plus tôt dans la vie des bies que des hétéros : 48% d’entre nous ont été violées entre 11 et 17 ans, et 28% des hétéros ont vécu cette violence entre ces âges-là.
Dans le cas du harcèlement, nous, les femmes bisexuelles, sommes également deux fois plus à risque que nos consoeurs hétéros : 1 bie sur 3 (37%) et 1 hétéro sur 6 (16%) racontent avoir vécu une expérience de « stalking » où elles ont craint pour leur vie ou celle de leurs proches. Nous sommes également deux fois plus nombreuses à avoir été blessées lors de violences conjugales (1 bie sur 3 et 1 hétéro sur 7).
Les chiffres concernant notre sécurité et notre vie intime sont donc terrifiants : nous sommes bien plus exposées aux violences dans notre vie intime et notre vie publique que les femmes lesbiennes ou les femmes hétéros. Si les statistiques sont là, l’explication des causes reste vague : pourquoi ? Pourquoi nous ? Et qui les commet ?
Tristan Poupard, qui rencontre de nombreux couples LBGTI+ dans le cadre de son travail au Girofard le reconnaît : « Il y a une certaine possessivité pouvant être propre aux couples LBGTI+, et qu’il est difficile de déconstruire. C’est peut-être lié à un problème de construction à l’amour, d’où l’importance des modèles et de la représentation. » Un long travail qu’il reste à faire.
L’importance de la prévention, encore et toujours
Pour le National Intimate Partner and Sexual Violence, la clé de voûte pour lutter contre les violences reste la promotion des relations respectueuses et non-violentes auprès de tous les couples. L’inclusion des personnes LGBTI+ dans les luttes contre les violences est essentielle.
Aujourd’hui, la plupart de nos campagnes de prévention françaises s’adressent de manière plus ou moins induite aux personnes hétérosexuelles. Nous inclure en tant que personnes LGBTI+ permettrait une vision plus juste du phénomène et une meilleure protection de tous·tes.
Pour Tristan Poupard, cela relève de la responsabilité des personnes LGBTI+ elles-mêmes : « Ce que font des assos féministes de luttes contre les violences est absolument essentiel, leur travail concerne souvent les femmes hétéro cis, et c’est normal, cela relève de l’urgence. Au sujet des violences LGBTI+, c’est à nous, les concerné·es, de prendre la parole, de créer nos campagnes, de mobiliser. »

Pour ma part, je pense n’avoir jamais été concernée par les violences hétéros, peut-être car je suis informée sur le sujet depuis des années. Et je n’avais pas entendu parler des violences dans les couples de femmes avant de les vivre. Nous sommes si peu représentées dans l’espace public que, sans la parole d’une connaissance concernée m’ayant aidée, je n’aurais peut-être pas eu les moyens de comprendre la brutalité de ce que je vivais.
Promouvoir à égalité les relations saines, dans le respect et l’inclusion de la diversité de nos orientations sexuelles et identités de genre, permettrait à de nombreuses personnes de détecter les violences. Que celles-ci les concernent en tant que victime, survivant·e, proche, ou auteur·ice.
*La structure de prise en charge des femmes victimes de violences sur Bordeaux et sa région. Créée il y a seulement deux ans, elle est déjà saturée. Une situation alarmante sur les capacités de prise en charge des violences aujourd’hui.