A l’instar de Mathilde Saliou ou de Christelle Delarue, l’économiste Julia Cagé s’évertue dans ses recherches à lutter pour une meilleure représentativité des femmes dans l’espace médiatique. A l’occasion du festival Empow’her, elle a animé avec mesdames Saliou et Delarue une conférence sur l’impact du regard médiatique pour les femmes.

A 36 ans, son parcours est déjà particulièrement étoffé : après un master d’économie obtenu à Paris en 2008, elle soutient sa thèse « Essai sur l’économie politique de l’information » à la prestigieuse école américaine d’Harvard. Elle enseigne depuis à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris en tant que spécialiste de l’économie des médias et de leur financement démocratique. Les recherches sur ce dernier point sont capitales, selon elle, pour une meilleure représentativité des femmes dans le milieu journalistique. Meufer l’a rencontré en marge de cette conférence et du festival Empow’her.
Bonjour Julia Cagé, présentez-nous brièvement vos travaux de recherche en tant qu’économiste ?
« Mes travaux portent essentiellement sur le financement de la démocratie et des médias. Ce qui est au cœur de mes travaux, c’est toutes les formes que peut prendre l’argent pour essayer d’influencer le bien public et le débat public, et que faire pour le réguler. Je finalise actuellement la création du site Internet de l’association « Un bout du Monde ». Avec la Société des lecteurs et le pôle d’indépendance du journal « Le Monde », nous avons créé cette association dans le but d’une reconquête citoyenne de l’actionnariat des médias, ce grâce à un modèle de financement participatif. »
Comment fonctionne concrètement cette association ?

« Nous sommes une association démocratique, c’est-à-dire que chaque adhérent détient une voix, et ce indépendamment du montant de son adhésion. Notre idée est de démocratiser l’actionnariat des médias : faire le pari que nous tous, citoyens, pouvons devenir actionnaires d’un média d’information. Si des dizaines de milliers de citoyens donnaient 5 ou 10 euros chacun pour devenir actionnaire, cela serait plus démocratique et positif qu’un actionnaire qui met 10 millions d’euros à lui tout seul. On est presque à 3 000 adhérents, et même sans avoir fait d’étude précise, je vois qu’il y a une diversité énorme dans ces derniers. Je pense que cette diversité se matérialisera dans les gens élus. Si on a une démarche démocratique et citoyenne, on a un résultat paritaire. Aujourd’hui on a un actionnariat de milliardaires, de mécènes. On consomme une information sous perfusion de mécènes. Ce n’est pas le bon modèle pour les femmes, pour la confiance. ».
A ce propos, en tant que chercheuse vous proposez de nombreuses pistes, notamment le modèle de société de média à but non lucratif. Au-delà d’un système qui deviendrait plus neutre, plus transparent et plus citoyen, en quoi cela pourrait-il marquer un progrès dans la représentation des femmes dans la sphère médiatique ?
« Qu’est-ce que ça veut dire si l’on a un actionnariat des femmes et une gouvernance démocratique ? Que la moitié des gens qui prendront toutes les décisions importantes seront des femmes. Ce jour-là, cela va conduire à des choix en termes de journalistes, de rédactions qui respectent la parité. Ce dont on souffre, ce n’est pas du manque de femmes journalistes, il y en a de plus en plus (et leur précarité augmente par ailleurs). Mais nous n’en avons pas assez en position de pouvoir, nous n’avons pas de femmes actionnaires de grands médias. C’est cela qu’il faut inverser. »
Lors d’un live Instagram le 17 décembre dernier avec la Newsletter des Glorieuses, Julia Cagé a rappelé quelques réalités à travers divers exemples pour rappeler la situation encore difficile des femmes dans l’univers médiatique : « Il faut commencer à se poser la question : qui décide et qui possède ? « 9 millionnaires possèdent 90% des médias, » entend-on souvent. Et ce sont tous des hommes : Patrick Drahi (Libération), Xavier Niel (Le Monde), Bernard Arnault (Le Parisien)…
Cela se répercute dans le profil des directeurs de publication. Comme ce sont le plus souvent des hommes, les femmes sont moins présentes dans les unes. Ce n’est pas qu’ils prennent une quelconque décision pour censurer les femmes, c’est juste qu’ils ne voient pas le problème. Alors qu’en mettant des femmes au sein du processus de décision, ça résoudrait ce problème de mauvaise représentation des femmes dans l’espace médiatique.».

Le défi paraît de taille face aux monstres financiers que sont les Arnault, Pinault et consorts. Il y a deux ans, Eric Fottorino, fondateur de l’hebdomadaire Le 1 et ancien rédacteur en chef du Monde, considérait ce modèle comme difficilement adaptable pour ces médias « mainstream ». Que lui répondez-vous ?
« J’ai un immense respect pour Eric Fottorino, pour tout ce qu’il a fait : dans la crise médiatique actuelle, arriver à sortir des revues comme Zadig, America en plus du 1, c’est incroyable. En tant que journaliste et patron de presse, je l’admire beaucoup. Mais je pense que sur cette question-là il s’est planté. Les dernières années nous l’ont montré. Mediapart s’est récemment transformé en fonds de dotation, The Guardian est devenu rentable. Ce dernier n’était pas rentable en raison d’un problème de modèle économique et d’absence d’abonnement. Ce que nous montre les changements dans un média comme Le Monde, c’est que ça peut marcher dans de grandes rédactions. Il ne m’en voudra pas trop car sur le fond il était d’accord, c’est juste qu’il ne pensait pas cela faisable dans ce genre de médias. »
Un dernier mot peut-être pour décrire votre ressenti après avoir participé à ce premier festival Empow’her ?
« J’en suis bien contente. A vrai dire je n’en avais pas beaucoup entendu parler. J’ai accepté parce que la personne qui m’a proposé était ultra sympathique et engageante. J’avoue que de m’y être promenée, d’avoir vu plein de choses, rencontrer des gens sympathiques, de voir des salles pleines et jeunes, je ne regrette pas du tout d’être venue. »
Pour découvrir en détails l’association « Un bout du Monde », c’est par ici !