En préambule de ce portrait, un peu de contexte. Rédactrice pour Meufer sur mon temps libre, je suis chercheuse de profession, physicienne, et je travaille dans la recherche médicale aux États-Unis. Je m’amuse souvent à compter le nombre de femmes dans les salles de conférence des congrès de physique auxquels je participe. Pas de surprise : c’est très, très peu.
Un rapport de l’Institut Américain de Physique (AIP) a révélé que seulement 20% des thèses de physique avaient été soutenues par des femmes en 2017 aux États-Unis, contre 10% trente ans plus tôt. Et selon l’UNESCO, qui a créé le projet SAGA – dont l’objectif est de contribuer à réduire l’écart entre les hommes et les femmes en science, technologie, ingénierie et mathématiques (STEM) :
Bien que l’on observe des signes encourageants de progrès, les femmes demeurent toujours sous-représentées en science alors qu’elles comptent pour environ 30% des chercheuses à travers le monde et où très peu d’entre elles occupent des positions de prise de décisions.
Il est encore difficile en 2020 d’attirer les jeunes femmes vers le domaine des STEM, contrairement à celui des sciences de la vie dans lequel la parité est tout à fait assurée. Il existe plusieurs raisons à ce phénomène, en premier lieu les préjugés sexistes et stéréotypes de genre.
« Trop de filles et de femmes se voient opposer des idées reçues, des normes sociales et des attentes qui influent sur la qualité de leur éducation et sur les matières qu’elles étudient. », toujours selon l’UNESCO.
Un autre explication à cette sous-représentation des femmes dans les STEM est l’absence de « rôle modèle » pour les jeunes filles, c’est-à-dire selon le sociologue Robert K. Merton « une personne dont le comportement, l’exemple ou le succès est ou peut être imité par d’autres, en particulier par des jeunes ». Une recherche menée par l’entreprise Microsoft auprès de 11 570 participantes âgées de 11 à 30 ans au sein de 12 pays d’Europe, incluant la France, a d’ailleurs montré que le nombre de filles et femmes intéressées par les STEM double en moyenne lorsqu’elle bénéficient de rôles modèles pour les inspirer. Pouvoir s’identifier à une femme scientifique contemporaine serait donc l’une des clefs de l’accès des femmes au domaine des STEM.

C’est dans ce contexte que je souhaite brosser le portrait d’Aurélie Jean, numéricienne française dont le parcours m’inspire hautement et qui constitue qui sans l’ombre d’un doute un excellent rôle modèle pour de nombreuses jeunes filles et jeunes femmes.
Un parcours sans faute
Un bref passage sur le compte LinkedIn d’Aurélie Jean pourrait refiler des complexes : une éducation supérieure à l’École Normale Supérieure Paris-Saclay de 2002 à 2005, un doctorat en Sciences et Génie des Matériaux de l’École Nationale Supérieure des Mines de Paris en 2006-2009, puis une expatriation aux États-Unis pour des contrats postdoctoraux.

Sa recherche concerne différents types de modélisation numérique, de celle du comportement d’un élastomère chargé en nanoparticules de noir carbone, à celle de la réponse tissulaire cérébrale en cas d’explosion, en passant par la modélisation d’échafaudages à nanofils pour la régénération des tissus cardiaques défectueux après un infarctus du myocarde. En bref, une recherche variée, dans le domaine de la physique numérique.
Comme elle le raconte dans son livre « De l’autre côté de la machine », Aurélie Jean a toujours voulu être chercheuse, ou tout du moins dès l’âge de sept ans, lorsqu’elle a entendu parler du MIT (Massachussetts Institute of Technology) pour la première fois dans une émission de radio qu’écoutaient ses grands-parents, qui l’ont élevée. Cette vocation précoce lui a permis de se créer une grande culture scientifique à un âge où d’autres ne pensent encore que peu à leur avenir.
Elle décrit en revanche son entrée qu’elle considère tardive dans le monde des sciences informatiques, et sa découverte de l’algorithmique à l’université, où celle-ci est en général enseignée sur papier dans un premier temps. A 19 ans, elle sait déjà qu’elle deviendra docteure en sciences, « à l’image du grand Richard Feynman », physicien théoricien américain, prix Nobel de physique en 1965 pour son travail sur l’électrodynamique quantique (quantum electrodynamics (QED), en anglais). Une ambition qui se réalise effectivement huit ans plus tard. Elle finit même par effectuer un contrat postdoctoral au fameux MIT, dont elle rêve depuis toute petite. Et y enseigner* !
Mais le monde très codifié de la recherche académique a des murs épais qu’il convient parfois de franchir.
Au-delà des frontières
Durant son contrat postdoctoral au MIT, Aurélie Jean commence ainsi à étendre ses activités. Elle devient consultante pour le développement de ParaSim, un logiciel de simulation numérique d’entraînement à la chute libre en réalité virtuelle. L’experte en biomécanique numérique rejoint ensuite le groupe financier américain Bloomberg : elle y développe des modèles et analyse des données économiques ou financières.
Un grand écart ? Pas tant que ça, puisque la modélisation numérique a des applications dans tous les domaines possibles et imaginables. Elle fonde d’ailleurs dans la foulée In Silico Veritas, une agence de développement analytique et numérique. A travers cette société, elle souhaite « faire connaître les nouvelles technologies au plus grand nombre et former les employés des entreprises et les leaders de demain aux nouvelles technologies. » Aux casquettes de chercheuse et de développeuse, elle ajoute ainsi celle d’entrepreneuse.
En 2020, et encore dans sa trentaine, Aurélie Jean conduit toujours sa recherche sur les algorithmes de prédiction et leurs comportements, enseigne l’algorithmique au MIT (entre autres), et est mentor pour le Frontier Development Lab de la NASA. Mais la liste ne s’arrête donc pas à des activités académiques « classiques ». Elle est également senior advisor pour le Boston Consulting Group, partenaire chez Altermind, et écrit régulièrement pour Le Point et Elle International, sur des sujets « sciences et technologies ». Elle a par ailleurs été la marraine de la première promotion de l’École de l’Intelligence Artificielle (IA School), lancée par Microsoft, et officie en tant que collaboratrice extérieure pour le Ministère de l’Éducation Nationale.

Un profil public
En bonne représentante de la génération X, Aurélie Jean navigue entre plusieurs pays, la France et les USA, et touche à tout sans complexe. Un dynamisme récompensé, puisqu’elle figure en 2019 parmi les quarante françaises les plus influentes, selon Forbes.
Jusqu’ici davantage connue des initiées, elle publie en 2019 l’essai « De l’autre côté de la machine : Voyage d’une scientifique au pays des algorithmes » aux Éditions de l’Observatoire. Quelques mois plus tard, elle enrichit les réflexions de la collection « Et après ? », dans l’essai « L’apprentissage fait la force », au travers duquel elle nous incite à enrichir notre culture scientifique pour penser le monde de demain. La promotion du premier de ces deux essais la conduit sur de nombreux plateaux de télé et de radio, où elle explique l’importance d’une compréhension de base du fonctionnement des algorithmes afin de diminuer les craintes et les rejets et d’en faire bon usage. Ces interventions, notamment chez Quotidien en Janvier 2020, la font ainsi connaître du grand public.
Du grand public, mais plus particulièrement des femmes et des jeunes filles. Car celles-ci ont un besoin crucial de se voir représenter dans un domaine où l’écrasante majorité des experts invités dans la sphère publique est masculine.
Devenir un rôle modèle
C’est d’ailleurs l’un des objectifs majeurs d’Aurélie Jean, que de promouvoir la diversité dans les filières scientifiques et numériques. Avec la création de son agence In Silico Veritas, elle souhaite faire de la place aux femmes, et en particulier aux jeunes filles, dans ces domaines d’avenir : « Il y a un manque de diversité critique dans les milieux des STEM et de la Tech. Les choses n’avancent pas assez vite, et j’ai compris comment je pouvais influencer les tendances en m’inspirant très fortement des actions du MIT. J’ai décidé de devenir un role model pour les jeunes filles et femmes, et une ambassadrice du numérique ! », explique-t-elle dans une interview pour Daily Digital.
Je pense que le problème principal est un problème de projection, pour les jeunes filles, car on ne peut pas imaginer devenir ce qu’on ne voit pas. Partant de ce principe les jeunes filles ont du mal à se projeter.
Élevée par un grand-père féministe, Aurélie Jean aspire à « redonner aux autres jeunes filles et femmes, en les aidant, les écoutant, les soutenant et les inspirant ». « Nous avons tous besoin de modèles afin de croire en nous et d’avancer », ajoute-t-elle en interview pour le site des FDESR (« Les Femmes de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche »).
Et une chose est sûre, Aurélie Jean nous inspire.
*Erratum : Aurélie Jean n’est plus affiliée au MIT pour ses activités de recherche depuis 2016, elle y poursuit uniquement ses activités d’enseignement.
Pour aller plus loin, des conférences :
Keynote Orange Business Summit
Conférences ECHO (librairie Mollat et Cap Sciences)
École de l’intelligence artificielle en santé (EIAS) du CHU de Montréal