Portrait d’Ebru Timtik, avocate turque morte pour la justice

Après 238 jours de grève de la faim, l’avocate turque Ebru Timtik condamnée à 13 ans et demi de prison pour «appartenance à un groupe terroriste» est décédée le 27 août 2020 à Istanbul.

Retour sur son histoire, et celle de la Turquie de ces dernières années.

Ebru Timtik
Photo Libération

Ebru Timtik, née en 1978, est une avocate d’origine kurde, membre de l’Association des avocats contemporains, spécialisée dans la défense de cas politiquement sensibles. 

En 2014, elle prend en charge le très médiatisé cas de Berkin Elvan. 

Le 16 juin 2013, Berkin Elvan un adolescent de 15 ans est touché à la tête par une bombe lacrymogène tirée par un policier lors des manifestations antigouvernementales de Gezi Park. Il décède le 11 mars 2014 des suites de ses blessures après 269 jours de coma. 

Qualifié de casseur au service d’une organisation terroriste par le premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, l’adolescent sortait dans son quartier chercher du pain selon sa famille.

Cette affaire extrêmement médiatisée secoue la Turquie et Ebru Timtik prend la défense de la famille du jeune homme.

Manifestations, attentat et prise d’otages

Pendant des semaines, des manifestations violemment réprimées ont lieu à Istanbul et dans tout le pays. Le premier ministre Recep Tayyip Erdoğan est pointé du doigt pour son inaction face à la répression policière.

Le 1er janvier 2015, le Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C), organisation d’extrême gauche, revendique un attentat manqué, destiné à venger la mort de Berkin. Une personne armée est arrêtée après avoir lancé deux grenades, qui n’ont pas explosé, sur des policiers en faction devant le palais de Dolmabahçe, à Istanbul.

Le 31 mars, le procureur chargé de l’enquête, Mehmet Selim Kiraz, est pris en otage dans son tribunal par deux membres du DHKP-C qui exigent la reconnaissance du meurtre par la police. Malgré l’intervention de Sami Elvan, père de Berkin, qui leur demande de relâcher le magistrat, l’assaut finit par être lancé et le procureur est tué avec ses deux preneurs d’otages. 

Le 15 juillet 2016, une tentative de coup d’État à lieu, entraînant un durcissement du régime et des changements radicaux dans le domaine juridique. 

A lire : Turquie : Poursuites judiciaires massives contre des avocats

Les autorités turques accusent alors l’Association des avocats contemporains d’être liée au DHKP-C et d’avoir joué un rôle dans la prise d’otage de Mehmet Selim Kiraz.

Les 14 avocats de People’s Law Office sont arrêtés le 12 septembre 2017, deux jours avant le procès de deux de leurs clients Nuriye Gülmen et Semih Özakça, deux éducateurs renvoyés de leurs postes après la tentative de coup d’État.

À la première audience, en septembre 2018, la cour prononce leur remise en liberté, avant de revenir sur sa décision, quelques heures plus tard, sur appel du parquet. 

Sibylle Gioe, avocate au barreau de Liège, ayant assisté au procès raconte : « Lorsque les témoins venaient à la barre, les avocats des accusés et le public étaient sortis de la salle. D’autres témoins étaient floutés en visioconférence. En gros, là-bas, l’avocat d’un terroriste est forcément lui-même un terroriste. Pourtant, jamais aucune preuve n’est donnée. Il suffisait par exemple qu’Ebru se soit rendue aux parloirs parler avec un client pour qu’elle soit considérée comme un messager entre les terroristes emprisonnés et ceux en dehors ».

Pour Mehmet Durakoglu, président du barreau d’Istanbul, ce procès est emblématique : « Tout, dans l’attitude du tribunal, pointe vers une justice sous pression politique. Ce procès s’impose déjà comme un tournant dans l’histoire des avocats et de la justice en Turquie. Quand nous regarderons en arrière, nous y verrons un procès historique. »

En 2019, alors qu’elle est emprisonnée depuis déjà un an, Ebru Timtik est condamnée à treize ans et six mois de prison. 

Grève de la faim pour un procès équitable

Ebru Timtik entame une grève de la faim pour réclamer un nouveau procès équitable, en février 2020. Quelques jours plus tard, son confrère Aytaç Ünsal se joint à elle.

En juillet 2020, malgré la dégradation de son état de santé et un rapport médical sur le danger mortel de son maintien en prison, sa libération est refusée, et elle est transférée à l’hôpital. 

Début août, Özkan Yücel, président du barreau d’Izmir, s’indigne de l’état de santé des deux avocats auprès de RFI :

Ils sont hospitalisés contre leur gré dans des conditions encore plus strictes que celles de la prison, dans une pièce sans aération appelée « cellule des condamnés ». Ebru et Aytaç sont en train de mourir. Si rien n’est fait maintenant, les séquelles seront irréversibles. Leur vie est en jeu.

Ne consommant plus que de l’eau sucrée, des infusions et des vitamines depuis 7 mois et pesant 30 kilos selon ses proches, Ebru Timtik est dans un état critique.

Le 27 aout, le cabinet Halkin Hukuk Burosu annonce sur Twitter « Ebru Timtik, membre de notre cabinet, est tombée en martyre ». 

Soutien international 

Le sort «tragique» de l’avocate « illustre douloureusement le besoin urgent pour les autorités turques de traiter de manière crédible la situation des droits de l’homme dans le pays »,  a déclaré Peter Stano, porte-parole de la Commission européenne.

Dans une lettre adressée au président turc Recep Tayyip Erdoğan, le Conseil des barreaux européens lui demande de « faire tout ce qui est en son pouvoir pour sauver l’avocat Aytac Ünsal d’une fin aussi tragique ».

La semaine dernière, une dizaine d’avocates belges ont observé une grève de la faim de 24 heures, en soutien à leurs confrères emprisonnés en turquie. 

Quatrième décès en 2020

Ebrul Timtik est la quatrième prisonnière turque à décéder suite à une grève de la faim menée pour protester contre la répression du gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan. 

Plus de 337 000 procédures pour terrorisme ont été ouvertes en Turquie ces six dernières années, selon le décompte de « The Arrested Lawyers Initiative », qui s’appuie sur les documents du ministère de la Justice. 

« Plus de 1 500 avo­cats ont été pour­sui­vis, 605 ar­rê­tés et 441 condam­nés à un total de 2 728 an­nées de pri­son pour ap­par­te­nance à une or­ga­ni­sa­tion ter­ro­riste ou dif­fu­sion de pro­pa­gande ter­ro­riste », avait indiqué Irma van den Berg, de Lawyers for Lawyers, lors d’une conférence de presse, le 11 août.

Leur cas est un exemple de l’op­pres­sion sys­té­ma­tique et de la persécution des avo­cats en Tur­quie

avait-elle ajouté.

Un portrait géant d’Ebru Timtik a été déployé, le lendemain de son décès à Istanbul, sur la façade du siège de l’ordre des avocats. Plusieurs personnes s’y sont rassemblées pour protester contre l’inaction du gouvernement. Le ministre de l’Intérieur Suleyman Soylu a déclaré à l’agence Anadolu qu’il porterait plainte contre des membres de l’Association du barreau d’Istanbul, pour avoir déployé la bannière « d’une organisation terroriste » à son balcon.

Des rassemblements ont été organisés devant les ambassades turques d’Europe. « Partout où nous nous trouvons, faisons entendre la voix des avocates et des avocats emprisonnés dans les geôles d’Erdoğan », ont lancé des avocats solidaires sur les réseaux sociaux.

À ce jour, la soeur cadette d’Ebru Timtik, Barkin Timtik, avocate également est elle aussi derrière les barreaux.

Mahé Cayuela
Mahé Cayuela

Étudiante en journalisme à l’Université du Québec à Montréal, franco-argentine ayant grandi en Turquie je suis passionnée de géopolitique internationale.
Sinon je suis phobique des agrumes, en particulier des citrons.

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