
Le 4 août dernier, une double explosion – à priori causée par le stockage de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium, a balayé le port de Beyrouth, capitale du Liban, et ravagé une partie de la ville, mettant la population libanaise à genou alors que le pays subissait déjà l’une des pires crises économiques de son histoire (hyperinflation avec un taux annuel à 462%, dévaluation de la livre libanaise, 45% des Libanais sous le seuil de pauvreté). Dix jours plus tard, le bilan humain officiel est de 171 morts et plus de 6.000 blessés. Les actions humanitaires se multiplient à distance, menées notamment par la diaspora libanaise à travers le monde (14 millions de libanais vivant en dehors de leur frontières), et la colère de la population gronde dans les rues de Beyrouth face à un gouvernement accusé de corruption et d’incompétence, réveillant ainsi la révolution libanaise, la Tharwa, cette vague de protestations quotidiennes commencée en octobre 2019 et maintenue tant bien que mal malgré la crise du coronavirus.
Les travailleuses domestiques immigrées au Liban
Parmi les victimes de cette crise économique sans précédent, une catégorie de la population est particulièrement abandonnée à son sort, celle des travailleuses domestiques immigrées (de l’anglais “Migrant Domestic Workers”). En effet, le Liban est la terre d’accueil de plus de 250 000 de ces immigrées, en vaste majorité des femmes, venues de pays d’Afrique ou d’Asie (Éthiopie (46%), Bangladesh (23%), Philippines (16%, selon l’Organisation Internationale du Travail) pour travailler comme employées de maison. « Ce sont des femmes qui viennent seules [au Liban] pour faire un contrat, comme n’importe quel contrat de travail. C’est pour gagner un peu d’argent et revenir chez soi pour pouvoir aider la famille ou bien parfois on aide la famille d’ici, elles envoient la rente mensuelle », explique Maria Salme, coordinatrice générale de INSAN, ONG locale.
Le système de kafala
Problème, elles ne sont pas protégées par le droit du travail libanais et sont contrôlées par le système de “kafala”, un système de parrainage permettant l’arrivée de ces travailleuses sur le territoire libanais via des circuits organisés par des agences spécialisées, et leur recrutement sur catalogue par des familles cherchant des domestiques. Ce système lie le statut légal des travailleuses aux familles qui les emploient et les rend particulièrement sujettes à l’exploitation. Un refus de travailler sous les conditions imposées les expose à la détention. De plus, la Direction générale de la sûreté générale libanaise impose aux travailleuses domestiques migrantes de résider chez leur employeur, « ce qui accroît leur isolement et leur dépendance à l’égard de leur employeur, les exposant à un plus grand risque d’exploitation et de violence », selon un rapport d’Amnesty International daté d’avril 2019 et intitulé “Leur maison, c’est ma prison”, énonçant des conditions de travail s’apparentant à de l’exploitation.
Des travailleuses abandonnées à la rue
La crise économique libanaise, exacerbée par la pandémie de COVID-19, a empiré les conditions de vie de ces femmes. Elle a notamment déclenché une vague de licenciement de certaines d’entre elles, qui se retrouvent sans logement, abandonnées à leur sort par leurs employeurs, et parfois directement déposées sans ménagement devant l’ambassade de leur pays d’origine par des familles qui ne veulent plus leur payer le billet d’avion retour qu’elles se sont engagées à fournir en cas de licenciement.
Au mois de juin, une centaine de travailleuses a dormi dans la rue devant l’ambassade d’Éthiopie, qui ne les aide pas ou peu. Depuis que les licenciements ont commencé, l’Éthiopie a rapatrié quelques centaines de ces femmes, mais beaucoup restent dans les rues libanaises. « Certaines femmes avec qui je me suis entretenue n’ont même pas été reçues par le personnel consulaire qui refuse de les laisser entrer », selon Diala Haidar, chargée de campagne d’Amnesty International au Liban, jointe à Beyrouth par France 24. « Les seules personnes qui aident ces femmes sont les ONG, la communauté éthiopienne de Beyrouth, qui leur apporte de la nourriture, et des Libanais émus par leur sort, qui paient des nuits d’hôtel ».

#SENDUSHOME
Le projet “This Is Lebanon”, qui oeuvre pour la protection de ces travailleuses domestiques immigrées au Liban, a lancé le 11 Août une campagne de communication à travers le hashtage #sendushome avec le double objectif de mettre la pression sur les pays d’origine de ces travailleuses et l’Organisation Internationale pour les Migrations (IOM) afin de les impliquer dans leur rapatriement, et de récolter des fonds dont la totalité ira aux coûts de transport aérien.
Un autre objectif concerne les autorités libanaises : inciter la Direction générale de la sûreté générale libanaise à cesser d’empêcher ces travailleuses de quitter le pays, et cesser la détention de certaines d’entre elles. « Les travailleuses domestiques immigrées ne peuvent pas simplement décider de quitter le Liban », selon une déclaration du Fond d’Action Urgente pour les Droits des Femmes (Urgent Action Fund, https://urgentactionfund.org). « Des centaines de ces travailleuses passent des mois en prison en attendant le financement de leur billet d’avion et le soutien de leurs ambassades pour leur fournir des documents officiels permettant le voyage ». [Traduction libre de l’anglais]
Joint par appel vidéo, Kyle Lawrence, co-fondateur de “This is Lebanon”, nous explique que les pays d’origine ont les moyens de procéder au rapatriement de ces femmes, mais doivent y être forcés lorsqu’ils ne font pas preuve de bonne volonté, comme c’est souvent le cas. Les ambassades doivent également cesser de renvoyer chez leur employeur les travailleuses victimes d’agressions sexuelles et autres violences, quand celles-ci ont eu le courage de s’enfuir.
Ces femmes sont constamment abusées, humiliées, déshonorées. Elles s’accrochent à l’idée d’envoyer de l’argent à leur famille, c’est la seule chose qui les fait tenir. C’est aussi pourquoi la plupart ne s’enfuient pas, elles ont trop enduré pour partir sans l’argent que l’on continue de leur promettre, alors qu’elles ne sont plus payées depuis des mois.
Explosion et COVID-19
Comme si la situation n’était pas déjà assez dramatique, il semble que l’explosion du 4 Août ait fait des victimes parmi les travailleuses domestiques immigrées. Les témoignages provenant de travailleuses philippines indiquent que des blessées ont été forcées à continuer à travailler et n’ont pas bénéficié de soins médicaux, parfois vitaux. Pour Kyle, si une telle chose arrive à ces femmes, le pire est à craindre pour les autres nationalités, les philippines étant les moins maltraitées car davantage défendues par leurs ambassades et consulats.
Enfin, un cas de COVID-19 a été confirmé parmi les travailleuses qui attendent nuit et jour devant les ambassades, et une demi-douzaine présente déjà des symptômes. Leur promiscuité et la difficulté d’accès au dépistage laisse présager une propagation de l’épidémie parmi ces femmes qui vivent déjà dans des conditions terribles, et la formation d’un nouveau foyer de contamination.
Retrouvez davantage d’information sur les cas d’abus liés au kafala. Les dons sont possibles par le site de This Is Lebanon, également à la recherche de bénévoles (volunteer@mail.thisislebanon.org)