Le 9 Août dernier, le peuple biélorusse a assisté impuissant à la réélection du président sortant Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis 1994. Tout comme en 2010, l’indéboulonnable chef d’état a raflé 80% des votes, un suffrage contesté par les biélorusses qui considèrent l’élection truquée. Dès le lendemain de l’élection, des milliers de partisans de l’opposition sont descendus dans les rues de la capitale et de plusieurs autres villes du pays, pour manifester leur désir de démocratie.
La répression brutale du régime Loukachenko
Face à cette mobilisation, des forces de police anti émeutes, armées notamment de canons à eau, ont été déployées en masse sur ordre de Loukachenko.
Les affrontements entre les civils et les forces de l’ordre ont pris une tournure dramatique, avec des milliers d’interpellations violentes, des dizaines de blessés et plusieurs décès de manifestants. De nombreux cas de tortures ont aussi été reportés, et certaines personnes sont également portées disparues.
Malgré une répression ultra-brutale, des dizaines de milliers de manifestantes et manifestants continuent de défiler tous les dimanches, et l’opposition s’exprime quotidiennement dans la capitale. Dimanche 6 septembre, les biélorusses ont à nouveau réclamé le départ d’Alexandre Loukachenko, près d’un mois après sa réélection.Selon l’AFP, la mobilisation était supérieure à celle des week-ends précédents, avec plus de 100 000 biélorusses dans les rues de Minsk. Des véhicules blindés de l’armée ont été déployés autour de bâtiments stratégiques, et les stations de métro ont été fermées avec des barrières et des barbelés.
La secrétaire générale du Conseil de l’Europe, Marija Pejcinovic Buric, s’est inquiétée des violations des droits de l’homme lors de ces déferlements de brutalité policière « Le danger est réel de voir la Biélorussie sombrer dans l’illégalité et la persécution politique. Au nom du Conseil de l’Europe, j’appelle les dirigeants du Bélarus à mettre fin à ces dérives répressives ».
Alexandre Loukachenko continue pour l’instant d’exclure tout dialogue et recherche le soutien de Moscou.
Une présence féminine massive

Depuis le début de cette révolte populaire, on a noté une féminisation non négligeable des cortèges de manifestants. On a notamment pu voir des femmes faire barrage entre les forces de l’ordre et des manifestants masculins, profitant d’une réticence des policiers à frapper publiquement des femmes. Il semble cependant que certaines jeunes femmes aient malgré tout été arrêtées et maltraitées.
Quelques jours après le début de la répression, environ 250 femmes se sont réunies pour former une chaîne humaine et protester contre les violences de la police sur un marché de Minsk, toutes vêtues de blanc et fleurs à la main.

Cette mobilisation des femmes ennuie le régime de Loukachenko. Selon Katsiaryna Shmatsina, du centre biélorusse d’analyse stratégique, « Il est plus difficile pour le régime d’accuser les manifestants d’être des groupes radicalisés qui veulent détruire les bâtiments du gouvernement et terroriser la population ».
Face au dictateur, un trio de femmes
Mais cette présence féminine ne se limite pas aux manifestantes. Un trio d’opposantes politiques s’est en effet constitué avant l’élection : Svetlana Tikhanovskaïa, Véronika Tsepkalo et Maria Kolesnikova.

Svetlana Tikhanovskaïa, mère au foyer et ancienne traductrice, est la femme d’un Youtubeur connu, candidat à l’élection présidentielle jusqu’à son arrestation en mai 2020 pour « trouble à l’ordre public ». Après avoir envoyé ses deux enfants en Lituanie par précaution, Svetlana Tikhanovskaïa a réussi à réunir les parrainages nécessaires pour présenter sa candidature à l’élection présidentielle. Officiellement, elle reçoit 9,9 % des voix le 9 août, mais revendique la victoire. A la suite d’appels anonymes et de menaces, elle choisit cependant de se réfugier en Lituanie quelques heures après la réélection de Loukachenko.
Veronika Tsepkalo est, elle aussi, la femme d’un candidat disqualifié à la présidentielle et contraint à l’exil. Après que celui-ci se soit réfugié à Moscou avec leurs enfants, Veronika, ancienne employée de Microsoft, s’est engagée auprès de Svetlana Tikhanovskaïa pour en faire la rivale numéro un du président sortant. Elle rejoint cependant son mari en exil après qu’une dizaine de collaborateurs ont été arrêtés, dans les derniers jours avant l’élection.
Maria Kolesnikova était donc la seule de ces trois opposantes encore présente sur le territoire biélorusse. Elle est l’une des principales figures de la vague de protestation. Durant la campagne présidentielle, elle a dirigé l’équipe du candidat Victor Babariko, jusqu’à l’incarcération de celui-ci en juin 2020, puis a rejoint Svetlana Tikhanovskaïa et Veronika Tsepkalo pour mener cette campagne ensemble. “Ensemble”, c’est d’ailleurs le nom du nouveau parti politique dont elle annonce la création début septembre.
Elle est cependant kidnappée le matin du lundi 7 septembre, par des inconnus en civil et encagoulés, en pleine rue, au centre de Minsk. Réapparaissant à la frontière ukrainienne, elle est alors arrêtée par les autorités biélorusses. Les versions diffèrent, mais selon des sources ukrainiennes, Maria Kolesnikova aurait refusé d’être exfiltrée de force en déchirant son passeport à la frontière et aurait, de ce fait, été arrêtée par les garde-frontières. Officiellement accusée « d’appel à la prise illégale du pouvoir », elle encourt cinq ans de prison. La France a condamné cette arrestation et les États-Unis envisagent des sanctions.
Révolution féministe ? Ou pas ?
Alors faut-il vraiment voir un élan féministe dans cette nouvelle omniprésence des femmes dans l’opposition et dans les manifestations ?
Selon Anna Colin Lebedev, enseignante à l’université Paris-Nanterre et spécialiste des sociétés post-soviétiques, si les femmes sont présentes dans ces protestations ce n’est « pas pour les raisons que peut s’imaginer le public occidental ». Elle explique : « En Biélorussie, les femmes ont un rôle très actif dans la vie politique, comme dans le monde professionnel, mais c’est souvent un rôle de numéro deux. […] Cela leur permet d’avoir une image de personne concernée, mais en dehors des jeux sales de la politique ». Mais pour Ana Colin Lebedev, les femmes biélorusses « n’en restent pas moins fidèles à une vision traditionnelle de la société […] Elles peuvent demander le renversement du régime, mais seulement au nom d’une société paisible et prospère, en tant que bonnes mères de famille ».
Il est vrai que l’ambition politique de Svetlana Tikhanovskaïa se limitait à l’éviction de Loukachenko. Son unique objectif était d’incarner une « présidente de transition », le temps d’organiser de nouvelles élections, réellement démocratiques cette fois. Puis de se retirer à l’arrière-plan.
Pour Cécile Vaissié, professeure des universités et experte de l’espace post-soviétique, ce trio de femmes a « séduit la population, lassée par vingt-six ans de présidence ininterrompue de Loukachenko, par les difficultés économiques et la crise sanitaire. Voire, peut-être, par cette caricature de « virilisme » qu’incarnait Loukachenko. Ce trio de femmes, intelligentes, bienveillantes et mesurées, restait dans le cadre de certaines représentations de la féminité : de jolis vêtements aux couleurs du pays (blanc et rouge), des gestes d’apaisement (des « cœurs avec les doigts » …) et un discours calme, ferme et non-violent, autour du ralliement national et de la construction d’un pays démocratique et prospère que leurs enfants n’auraient pas envie ou besoin de fuir. »
Alors féminisme ? Conservatisme ? Difficile de statuer sur l’origine de l’engagement des femmes biélorusses dans cette opposition au « dernier dictateur d’Europe ». Mais attendons et observons ce qui pourrait bien émerger d’une jeune génération de femmes qui se serait libérée d’un chef d’état profondément misogyne. Ou du moins, c’est ce qu’on leur souhaite.