#SciencesPorcs vu de l’intérieur : les symptômes d’une crise de confiance

Une enquête de Perrine Bontemps et Scandola Graziani


Qualifiée de “crise médiatique” en interne et de “libération de la parole” par les médias, la séquence qui a ébranlé le réseau Sciences Po prend un tout autre sens vue de l’intérieur. Symptôme d’une crise de confiance bien installée, #SciencesPorcs a plus à voir avec une libération de l’écoute. Suite à ce mouvement, les directions des différents IEP ont dû faire face à leurs responsabilités : un sujet épineux mis en sourdine jusqu’alors. Etudiant.e.s, professeur.e.s, associations et directions : cet article entrecroise des témoignages inédits pour une vision à 360° de l’un des plus grands scandales de l’histoire de Sciences Po. 

Arrivée dans un Institut d’études politiques (IEP) après quelques années passées à la fac, je n’avais pas beaucoup d’attentes. Mais je ne m’attendais certainement pas à cette situation. Mes premières soirées ont été étonnantes. Plusieurs étudiantes, que je connaissais à peine, m’ont mise en garde. Des récits de bizutages, de harcèlements, d’agressions sexuelles, de viols… J’ai écouté ces histoires, complètement ahurie. Comment réagir lorsque l’on est aussi brusquement alertée des dangers qui nous entourent ? Lorsque l’on prend conscience de ces agressions et viols si fréquents dans les soirées étudiantes ? On se dit très vite que ce n’est pas normal, que quelque chose ne tourne pas rond. Mais ce qu’on peut se dire aussi c’est que les étudiant.e.s en sont conscient.e.s et pointent du doigt la présence d’une “culture du viol” au sein de cette prestigieuse institution.

Une culture du viol institutionnalisée

Largement utilisée par les médias depuis le début de #SciencesPorcs, il semble néanmoins nécessaire de repréciser ce qu’il y a derrière l’expression “culture du viol” et le sens qu’elle prend dans une institution telle que Sciences Po. C’est un concept qui désigne la banalisation ou la normalisation des violences sexuelles, comme si le viol était quasiment encouragé par un ensemble de comportements sexistes. L’idée est de souligner la continuité entre les agissement sexistes comme le harcèlement de rue, et le viol ou les agressions sexuelles. Les associations féministes utilisent souvent le motif de la pyramide pour illustrer comment s’échafaude la culture du viol :

Extrait du support powerpoint créé par #NousToutes pour le webinaire
Extrait du support powerpoint créé par #NousToutes pour le webinaire

Dans la bouche de certaines personnes, l’expression “culture du viol” est au sexisme ce que “violences policières” est au racisme : une chimère qui n’existe pas et qui met les gens mal à l’aise. La direction de Sciences Po Bordeaux, qui a accepté de répondre à toutes nos questions, s’est cependant refusée à commenter l’expression. Pourtant, cette culture du viol s’ancre dans une réalité vécue par de nombreux.ses étudiant.e.s au sein des IEP.

Il a commencé à être insistant, à m’embrasser et à être de plus en plus tactile alors que j’étais dans un état où je n’étais pas capable de dire oui ou non

Tout commence souvent par une remarque considérée par la plupart comme anodine. Un geste anormal auquel d’aucuns répliqueront que “tu exagères !”. Puis, il y aura cette « caresse » non-consentie qui laisse un sentiment de salissure sur la peau, l’impression que quelque chose d’anormal vient de se produire. Un viol. La violence n’est pas seulement instantanée, elle ne s’éteint pas d’un coup, mais se diffuse pendant longtemps. C’est aussi ça la culture du viol. Et c’est ce qui s’est passé pour Célia*, étudiante à l’IEP de Lille en première année au moment des faits.

« Il a commencé à être insistant, à m’embrasser et à être de plus en plus tactile alors que j’étais dans un état où je n’étais pas capable de dire oui ou non, enfin j’étais ivre. » :  agressée sexuellement lors du gala d’hiver 2018, l’étudiante a ensuite commencé à faire des crises d’angoisse à répétition. Même si elle reconnaît que ces crises n’étaient probablement pas uniquement liées à cet événement, Célia est catégorique : « Je n’étais vraiment pas heureuse à l’IEP ». L’année suivante, elle s’est retrouvée par hasard dans la même classe que son agresseur : « Je me suis dit que je n’arriverai pas à suivre mon année normalement, c’était trop malsain. » témoigne-t-elle. Pauline, étudiante à Sciences Po Rennes, a elle aussi eu du mal à suivre sa scolarité après ce qui lui est arrivé en 2018 lors du week-end d’intégration. Un inconnu avait passé ses mains sous son T-shirt et dans son pantalon, sans qu’elle ne parvienne à savoir de qui il s’agissait. Elle raconte l’angoisse de revenir à l’IEP, la peur qui la tenait au ventre dans la rue et lui faisait parfois faire demi tour : « J’ai raté des cours à cause de ça«  se souvient-elle. 

Des viols, des agressions, mais aussi du harcèlement. Célia se souvient du comportement de son agresseur qui semblait l’ignorer pendant les cours, mais qui devenait insistant et se mettait à l’embrasser sans raison, et surtout sans son consentement, pendant les soirées : « Il m’embrassait comme si on était particulièrement proches, comme si c’était autorisé directement. Je me laissais faire parce que je ne savais pas comment réagir, mais je n’étais vraiment pas bien. Mon corps me faisait sentir qu’il y avait un problème ». L’étudiante a subi cette situation pendant plus d’un an. Le confinement est arrivé au bon moment pour Célia qui a pu rentrer chez ses parents et mettre son agresseur à distance. Ce qui revient souvent dans son discours, c’est cette volonté de faire comme si tout était normal pour “être gentille” et ne pas le vexer. Comme de nombreuses victimes, elle raconte aussi qu’elle a d’abord pensé être fautive : « J’étais persuadée que comme de base il m’avait plu, c’était moi qui l’avait voulu et qu’il n’avait rien fait ». Célia a mis plusieurs mois pour réaliser ce qui lui était arrivé et parvenir à mettre des mots sur ce qu’elle avait subi.

Le poids du corporatisme 

En y repensant, Célia se souvient qu’une partie de son mal être était aussi liée à l’ambiance des soirées organisées par les associations étudiantes, notamment le BDE (Bureau Des Etudiant.e.s) : « À l’époque il y avait pas mal de mecs hyper corpo [corporatistes] au BDE. C’était très malsain. Il y en a même un, une fois, qui m’a mis une main aux fesses. C’était pas l’enfer tout le temps non plus, mais je sentais qu’il y avait un vrai problème dans l’organisation de ces soirées.«  D’après l’étudiante, plusieurs autres personnes se seraient plaintes des mêmes faits cette année-là. 

Illustration sciences porcs
Illustration : Charly Utecht

C’était clairement fait pour que le parrain puisse “choper” sa filleule

Pauline, quant à elle, se souviendra encore longtemps de la soirée “Manureva” de janvier 2019. Elle s’était foulée la cheville et retrouvée aux urgences le lendemain après-midi : « Ils m’ont fait un test urinaire parce qu’ils ont vu que je n’étais pas très cohérente… et ils ont retrouvé du GHB. » Du GHB. La drogue du violeur. Comment cette substance avait-elle pu se retrouver dans une soirée étudiante ? La question reste en suspens, mais une des explications réside peut-être dans le manque de sécurité et les traditions sexistes du milieu associatif de ces écoles.

Le Crit’ (abréviation de « Critérium » compétition sportive annuelle inter-IEP, se déroulant sur plusieurs jours. Haut lieu de la débauche et du bizutage sciencespiste), les week-ends d’intégration, les soirées de parrainage, les galas… Autant d’occasions où les premières années représentent des proies pour les plus âgés. Dans certains cas, l’agresseur n’est autre que le parrain de la victime, comme l’évoque Pierre*, un étudiant de 4ème année, en insistant sur la dimension sexiste et hétéronormée de la cérémonie du parrainage : « C’était clairement fait pour que le parrain puisse “choper” sa filleule. » Il ajoute cependant que depuis quelques années, les choses ont évolué : une filleule peut désormais avoir une marraine et pas obligatoirement un parrain, ce qui change l’esprit du parrainage et limite le risque d’agression.

Avec le recul, certaines personnes engagées dans ces associations regrettent la façon dont elles ont pu gérer l’organisation des soirées. Jade, présidente du BDE de Lille en 2018-2019, s’est présentée à l’époque pour éviter l’élection d’une autre étudiante qui n’était pas sensibilisée, selon elle, sur les questions de violences sexistes et sexuelles.

Dans la continuité des années précédentes, elle a impulsé la mise en place de “safe zones” durant les soirées et la suppression de certains événements traditionnels de bizutage, comme par exemple ledit tribunal “Miss Chope et Mister Chope”. « J’ai donné ma vie dans cette asso pour ce soit plus clean, j’ai passé une année de merde à cause de ça. » A ce moment-là, elle avoue ne pas avoir eu connaissance de ce qui était arrivé à Célia, durant le gala d’hiver organisé par le BDE cette année-là. « J’ai forcément des regrets parce qu’on n’était pas tous mobilisés de la même manière, alors que si ça avait été le cas, certaines choses ne se seraient sûrement pas passées. » Si les associations ne sont pas toujours mises au courant de ces cas, c’est d’après Jade sûrement dû à l’effet de groupe et au corporatisme très présent dans l’école : « On est vus comme un groupe de gens qui organisent les trucs, avec cette impression que le groupe n’est pas dissociable. Quand bien même tu fais les efforts nécessaires, t’as toujours ce truc de groupe, de fame, de popularité, etc. » Gabrielle*, étudiante à Sciences Po Rennes était elle aussi engagée dans plusieurs associations lorsqu’elle était en deuxième année, notamment le BDE. « Je pense que je renvoyais cette image-là, très corpo et proche du groupe. J’en suis très triste mais je comprends, si je ne m’étais pas connue et que je m’étais vue, je ne serais pas allée vers moi-même non plus… » Des propos qui peuvent justifier le fait que Pauline ne soit pas allée parler aux membres du BDE à l’époque de son agression. 

À un moment, on arrive aussi à la limite de tout ce qu’on peut faire en tant qu’association pour lutter contre ces violences.

Depuis, plusieurs mesures ont été prises par les associations pour limiter le risque d’agression : la signature de chartes anti-discrimination, la mise en place de cellules d’écoute, ou le recours à des partenaires externes comme l’association “Women Safe” à Saint-Germain-en-Laye. Concernant les événements associatifs, les associations féministes relèvent une nette amélioration : « Il y a quelques années, les safe zones dans les soirées, c’était 3 mètres carré au bout d’un couloir sombre et il n’y avait personne pour s’en occuper. Aujourd’hui, c’est un peu mieux encadré. Et puis des choses ont aussi été faites pour interdire les chants sexistes, racistes et homophobes lors du Crit’ par exemple » explique Clara de l’association féministe FAM de Saint-Germain-en-Laye. Elle ajoute qu’un système de référent·e·s à été appliqué pour le Crit’ avec des personnes clairement identifiables en cas de problème. L’organisation de réunions de prévention pré-Crit’ fait aussi partie des mesures pour limiter au maximum les violences : « À un moment, on arrive aussi à la limite de tout ce qu’on peut faire en tant qu’association pour lutter contre ces violences. » estime la présidente de l’association. Quoiqu’il en soit, les étudiant·e·s comme les associations agissaient déjà contre les violences sexistes et sexuelles avant la séquence #SciencesPorcs, ce qui met en perspective l’illusion de la “libération de la parole” sur le sujet.

« Les victimes n’ont pas attendu #SciencesPorcs pour parler »

C’est un point qu’il semble important de souligner : les victimes n’ont pas attendu le hashtag #SciencesPorcs pour parler. Les étudiant·e·s savaient. Certains faits et certains noms circulaient déjà avant la diffusion du hashtag et les associations féministes des IEP le rappellent : « Les étudiantes ont déjà parlé sur les pages Facebook et Instagram  » Paye ton IEP » qui regroupaient des centaines de témoignages anonymes. », explique Clara. Elle précise également que les associations féministes alertent depuis longtemps leurs directions et administrations sur la question des violences sexuelles, notamment à travers des rapports comme celui produit en 2019, et envoyé aux directions, à l’issue  d’un congrès féministe et anti-discriminations interIEP : « Des cas d’agressions, voire de viols, perpétrés sur des étudiantes de l’IEP dans le cadre des soirées ou des évènements liés à l’établissement ont été relevés ces dernières années : il semble donc urgent de prendre ces problématiques au sérieux et d’y apporter les réponses nécessaires. »

illustration #sciencesporcs
Illustration : Charly Utecht

On fait le travail de l’administration dans le sens qu’on écoute, on accompagne, on soutient et on sensibilise

Mais c’est là que les choses se compliquent. La direction de Sciences Po Bordeaux, la première à avoir répondu à nos sollicitations, précise qu’une cellule d’écoute et de recueillement de témoignages a été mise en place dans l’établissement. « Depuis 2018, nous avons reçu 20 signalements dont 4 portant sur des agressions sexuelles. Si on compare avec les autres IEP, ici nous avons eu plutôt plus de signalements. Ce qui est important à noter aussi c’est que les élèves de l’association Sexprimons-nous ont créé elles-mêmes il y a 18 mois leur propre cellule de réception des témoignages, et elles en ont eu encore moins que nous. » L’école était donc au fait de certaines de ces agressions, même si le nombre de signalements reste inférieur au nombre de témoignages rendus publics sur les réseaux sociaux. 

Il ne s’agit donc pas d’une “libération de la parole » mais bien d’une libération de l’écoute. Les victimes parlent depuis longtemps, à travers les réseaux sociaux, auprès de leur direction ou bien des associations étudiantes, notamment les associations féministes. « Dans notre travail d’association, ce sont des thématiques que l’on a abordées bien avant que ces vagues de dénonciations ne commencent. Pour nous ça a plus été une accélération de notre travail que vraiment une surprise » met en avant l’une des membres de l’association En tout genre de l’IEP Grenoble, avant d’ajouter « on fait le travail de l’administration dans le sens qu’on écoute, on accompagne, on soutient et on sensibilise. » Le discours de toutes les associations féministes est semblable. La présidente de BCBG, association de l’IEP de Lille, partage ce constat : « c’est là depuis très longtemps, c’est un bruit sourd, c’est là depuis toujours en fait. » Clara, présidente de l’association FAM de Saint-Germain-en-Laye, précise : « À Saint Ger’, on est un petit IEP et donc tout le monde se connaît. Les gens ne veulent pas parler parce qu’ils se disent qu’on ne va pas les croire. »

Jamais la direction n’est venue me voir pour savoir comment ça allait ou pour m’accompagner de quelque manière que ce soit. Alors que s’ils l’avaient fait, ça aurait montré leur bonne volonté et peut-être qu’à ce moment-là j’aurais sollicité leur aide.

Pauline, étudiante à Sciences Po Rennes, dit ne pas avoir contacté sa direction à la suite des agressions dont elle a été victime. « Je ne sais pas trop ce qu’ils auraient pu faire. Je ne savais pas qui m’avait donné du GHB. Ils m’auraient dit « Va porter plainte », j’aurais dit « Pour quoi faire ? ». À part nous dire cela ils ne font pas grand chose, et quand ils font quelque chose c’est pour se protéger eux et protéger leur réputation donc… », confie-t-elle. L’étudiante a tout de même publié un article l’année suivante dans le journal des étudiant·es distribué au sein de l’école, signé en son nom, dans lequel elle décrivait ce qui lui était arrivé : « Depuis que je suis à Sciences Po, j’ai vécu une agression sexuelle en soirée et j’ai été témoin de comportements de prédateurs, de remarques sexistes et sexuelles, de « blagues » sur le viol et autres réjouissances. Je suis bien loin d’être la seule malheureusement. » Comme elle nous l’a expliqué, cet article a fait réagir beaucoup d’étudiant·e·s. Certain·e·s lui ont envoyé des messages de soutien, d’autres des menaces. « Jamais la direction n’est venue me voir pour savoir comment ça allait ou pour m’accompagner de quelque manière que ce soit. Alors que s’ils l’avaient fait, ça aurait montré leur bonne volonté et peut-être qu’à ce moment-là j’aurais sollicité leur aide. » précise-t-elle cependant.

Pourtant, les directions se doivent de réagir face à ce genre de situation. C’est notamment ce qu’a montré le collectif féministe #NousToutes en organisant une formation en ligne, en février 2021, pour informer les étudiant·e·s de leurs droits et des recours juridiques possibles en cas d’agressions sexistes et sexuelles. Lors de cet échange, Caroline de Haas, militante féministe et membre du collectif, a exposé une série d’obligations légales auxquelles étaient soumises les directions des établissements d’enseignement supérieur. Les écoles doivent avant tout prévenir les violences, créer une cellule de veille dédiée, faire cesser les violences quand elles ont lieu et protéger la ou les victimes. Mais surtout, en cas de signalement (qui peut être anonyme) de harcèlement, agression ou viol, il est fortement recommandé aux directions de diligenter une enquête interne et il leur est obligatoire de prévenir le procureur de ces accusations. Si les faits sont avérés suite à cette enquête interne, les directions se doivent de convoquer une commission disciplinaire. Il n’est donc pas obligatoire pour les victimes de porter plainte pour que leur direction réagisse.

Extrait du support powerpoint créé par #NousToutes pour le webinaire
Extrait du support powerpoint créé par #NousToutes pour le webinaire

Sciences Po Rennes : « Les victimes ont besoin qu’on admette que leur expérience est vraie »

Vous l’aurez sans doute compris : la question de la responsabilité des directions et de l’administration est le point qui fait mal dans l’affaire #SciencesPorcs. Une  tension s’est cristallisée entre les étudiant·e·s et le personnel des IEP. Une professeure d’anglais dit avoir été choquée de la manière dont certains membres du personnel enseignant se sont adressé·e·s aux représentant·e·s étudiant·e·s, lorsque la question des violences sexistes et sexuelles à l’IEP de Rennes a été évoquée : « Ils étaient sur la défensive, comme s’ils se sentaient attaqués, alors qu’on aurait attendu d’eux davantage d’empathie. Les victimes ont besoin qu’on admette que leur expérience est vraie. », insiste-t-elle la voix tremblante. L’émotion lui faisant perdre son français, la professeure de langue explique qu’en anglais, on utilise le terme “gaslighting” pour désigner ce genre de situation où l’on tente d’invalider les perceptions des victimes en leur laissant penser que leur ressenti n’est pas valide et qu’elles “exagèrent”. 

Ce phénomène est extrêmement courant lorsqu’il est question de violences sexistes et sexuelles et se manifeste par un procédé spécifique : l’accusation en diffamation. C’est notamment ce qui s’est passé à Rennes, où l’IEP a voulu se constituer partie civile dans un procès pour diffamation lié à une affaire de violence sexuelle : une posture finalement jugée irrecevable par la justice en septembre 2020. « Cette affaire a creusé le fossé qui existait déjà entre les étudiant·e·s et l’administration. De manière générale, il y a un vrai problème de confiance, mais il se cristallise sur le sujet des violences sexistes et sexuelles. », résume Jeanne*, étudiante à Sciences Po Rennes en 4ème année.

On a eu plusieurs retours très négatifs de personnes qui ont consulté cette psychologue à l’IEP. C’est vraiment une préoccupation de nombreuses personnes.

Depuis, une “référente égalité femme/homme” ainsi qu’une psychologue ont été engagées au sein de l’établissement, dans le but d’accompagner les victimes. Cependant, des témoignages pointant du doigt la psychologue, accusée de culpabiliser les victimes, ont été récoltés ces derniers mois. Plusieurs sources ont été informées de ces problématiques, notamment des représentant·e·s étudiant·e·s et l’association féministe Nouvelles Rênes : « On a eu plusieurs retours très négatifs de personnes qui ont consulté cette psychologue à l’IEP. C’est vraiment une préoccupation de nombreuses personnes. » Suite à ces retours, les membres de l’association ont alerté la direction lors d’une réunion qui faisait suite à #SciencesPorcs, le 12 février 2021. “Ils ont été dans un premier temps assez choqués. Mais c’était assez compliqué à faire entendre parce qu’on a eu des retours comme “Il faut attendre qu’il y ait plus de personnes qui témoignent dans ce sens-là pour s’en préoccuper”, des retours sur le secret professionnel, qu’on ne pouvait pas vérifier, etc. Vraiment, ils n’étaient globalement pas prêts à agir face à ce problème. » Gabrielle*, étudiante en 4ème année à Sciences Po Rennes, confie également que ces témoignages ont été rapportés à la direction lors d’une réunion début mars. D’après l’étudiante, la direction a renvoyé au secret médical et à la relation spécifique qu’entretient la psychologue avec chacun·e de ses patient·e·s. 

Contactée plus globalement sur le sujet des violences sexistes et sexuelles, la direction de Sciences Po Rennes a répondu qu’elle ne pouvait pas communiquer, considérant que le processus de discussion avec Nouvelles Rênes n’avait pas encore abouti : par conséquent, les membres de l’association auraient demandé à l’IEP de limiter la communication sur le sujet. Mise au courant de cette réponse, Nouvelles Rênes a fermement démenti cette version des faits.

Sciences Po Lille : « Une infime minorité d’étudiant·e·s nous mène un combat idéologique. »

Capture d'écran du mail envoyé par Pierre Mathiot à une étudiante
Capture d’écran de la lettre envoyée par Pierre Mathiot – Image : page Facebook Solidaire Etudiant.e.s IEP de Lille

A Sciences Po Lille, les étudiant·e·s ont aussi été confronté·e·s à cette pratique du “gaslighting”. Margot, étudiante anciennement élue au CA, a fait face à une réaction similaire lorsqu’elle a voulu évoquer les agressions sexuelles dans son IEP au sein d’un conseil d’administration : elle s’est alors vue taxée de diffamation. Pierre Mathiot, le directeur de Sciences Po Lille se défend : « L’étudiante de Sud m’a interpellé en disant qu’en faisant cela je protégeais un harceleur sexuel, sauf qu’on avait eu un témoignage non pas de harcèlement sexuel, mais de harcèlement homophobe à laquelle Sud-Solidaires étudiant·e·s n’avait pas donné suite, c’est pour ça que je considérais que ce qu’elle racontait était diffamatoire. » Mais l’affaire ne s’arrête pas là : le directeur de Sciences Po Lille considère que la crise de confiance sur la question des violences sexistes et sexuelles est liée au comportement de certain·e·s étudiant·e·s syndiqué·e·s à Sud-Solidaires étudiant·e·s, comme Margot : « L’un des problème qu’on a, c’est qu’une infime minorité d’étudiantes et d’étudiants nous mène un combat idéologique, c’est à dire qu’ils n’incitent pas les élèves à se signaler auprès de nous en leur disant qu’on incarne le patriarcat. »

Par ailleurs, dans une lettre adressée à Margot et publiée sur la page Facebook du syndicat Sud-Solidaire étudiant·e·s de l’IEP de Lille, Pierre Mathiot reproche à l’étudiante de ne pas avoir fait remonter les témoignages d’agressions sexuelles qui visaient un étudiant lors du même CA du 8 octobre 2020.

Pourtant, dans le même compte rendu de ce CA, Margot mentionne clairement la nature des faits qui sont reprochés à cet étudiant :

extrait du procès verbal du conseil d'administration sciences po Lille 8 octobre 2020
Extrait du PV du Conseil d’Administration du 8 octobre 2020

L’étudiante syndiquée précise que ce n’était pas la première fois qu’elle faisait un tel signalement à l’IEP de Lille concernant cet étudiant. En décembre 2019, elle avait notamment déjà fait remonter ces accusations d’agressions sexuelles à la directrice des études de 1er cycle. « C’est faux, c’est faux !” se défend Pierre Mathiot qui nie avoir eu connaissance des accusations d’agressions sexuelles concernant cet étudiant et insiste sur l’absence de coopération du syndicat Sud-Solidaires étudiant.es : « Je pense que concernant cette organisation syndicale, il y a une logique de combat contre nous et une logique du piège. » 

Enseignante à Sciences Po Lille et candidate à la direction en 2019, Sandrine Rousseau a une autre version de la relation entre le directeur et le syndicat Sud-Solidaires étudiant·e·s. « Pierre Mathiot s’intéresse encore trop aux messagers et pas assez aux messages…«  déplore-t-elle. Pour avoir assisté à une séance de CA, elle raconte avoir été choquée de la manière dont les étudiantes de Sud-Solidaires étaient délibérément appelées “mademoiselle”, un terme décrédibilisant et infantilisant : « Une étudiante a demandé qu’on arrête de l’appeler mademoiselle et le président du CA l’a rappelée mademoiselle juste après. Le CA est aussi un lieu où on laisse les choses se faire : si l’école doit prendre en compte la question des violences sexistes et sexuelles, il faut que tout le message soit cohérent. Or si dans le CA on peut appeler des étudiantes “mademoiselle”, eh bien ça fait partie des signaux faibles qui n’incitent pas les étudiantes à avoir confiance. » 

Une gouvernance masculine 

Selon Sandrine Rousseau, le problème vient aussi de la gouvernance masculine de l’institution. Comme dans 7 des 10 IEP, il n’y a jamais eu de femmes à la direction de Sciences Po Lille. Pour l’ancienne candidate, ce leadership masculin a des conséquences sur le traitement des violences sexuelles et sexistes : « Quand on est une femme victime, on ne va pas aller parler des violences qu’on a subies sur son vagin ou sur ses seins à une équipe de direction uniquement masculine. » Sur ce point, Pierre Mathiot admet ne pas être la personne la plus indiquée pour recueillir les témoignages de violences sexistes et sexuelles. Il reconnaît cependant : « Je suis, comme dirait l’autre, un homme ci-genre hétéronormé blanc de plus de 50 ans : il va de soi que les étudiantes ne sont pas forcément à l’aise pour venir me parler sur les questions qui relèvent de l’intime. » Le directeur de Sciences Po Lille confie qu’il a aussi fait un “travail sur lui” pour être plus à l’écoute. « Après, à Lille, nous avons une équipe de direction qui est très féminine, puisqu’il y a plus de femmes que d’hommes (j’en suis très fier !) et il y a une vraie division des rôles : c’est-à-dire que les personnes qui s’occupent des violences sexistes et sexuelles sont des femmes. » ajoute celui qui, deux ans plus tôt, a été élu au poste de directeur de Sciences Po Lille face à Sandrine Rousseau. 

Sandrine Rousseau – Photo : Joël Saget, AFP

Le monde  de la politique est un monde d’hommes. Ça se voit dans le gouvernement actuel qui revendique une forme de filiation avec Sciences Po et l’ENA : depuis le remaniement ministériel il n’y a plus une femme qui parle dans ce gouvernement. Si on veut que le monde de la politique bouge, il faut aussi que Sciences Po bouge.

Plébiscitée par les étudiant·e·s, la candidature de cette dernière au poste de direction en 2019 a été très mal accueillie par les membres du conseil d’administration : « J’ai reçu beaucoup de violence pendant cette campagne avec beaucoup de remarques sexistes. » Parmi ceux qui ont voté contre elle : Gérald Darmanin et Olivier Duhamel, ce dernier lui ayant pourtant affirmé ne jamais prendre part au vote dans les directions de Sciences Po. Elle raconte sa surprise en apprenant que Gérald Darmanin aurait fait opposition à sa candidature : « M. Darmanin a appelé des gens pour les inciter à voter contre moi.«  Des propos que le locataire de la place Beauvau juge diffamatoires. Pour Sandrine Rousseau, cet échec électoral est révélateur des dysfonctionnements de l’école : « La violence de cette campagne, la manière dont on appréhende les violences sexistes dans cet établissement et ce vote du CA, je crois que ça dit quelque chose d’une forme de maintien d’un ordre établi. » Plus généralement, la femme politique notamment candidate à la primaire de EELV, décèle aussi une continuité entre #SciencesPorcs et ce qui se passe dans le monde politique, suite logique du parcours Sciences Po : « Le monde  de la politique est un monde d’hommes. Ça se voit dans le gouvernement actuel qui revendique une forme de filiation avec Sciences Po et l’ENA : depuis le remaniement ministériel il n’y a plus une femme qui parle dans ce gouvernement. Si on veut que le monde de la politique bouge, il faut aussi que Sciences Po bouge.«  Des propos qui résument l’un des enseignements les plus importants à retirer de #SciencesPorcs, à savoir que si Sciences Po fabrique “l’élite de la nation”, c’est aussi un devoir d’exemplarité qui lui incombe. 

12 associations féministes ainsi que les directions des 10 établissements Sciences Po ont été contactées. Seules celles citées dans l’article ont répondu à nos sollicitations.

*Les prénoms ont été modifiés

Une enquête de Perrine Bontemps et Scandola Graziani