Le gouvernement a annoncé début novembre la mise en concurrence du 3919. Ce numéro d’écoute pour les victimes de violences conjugales est géré par la Fédération nationale solidarité femmes depuis 1992. Avec cette mise en concurrence, sa gestion pourrait être remise entre les mains d’une entreprise privée. Une éventualité que les associations féministes ne sont pas prêtes à accepter.

A l’instar du 18 pour les pompiers ou du 15 pour le SAMU, le 3919 est désormais un numéro bien connu. Toutes les campagnes de sensibilisation contre les violences faites aux femmes le mentionnent. Et c’est tant mieux. Il s’agit d’un numéro d’utilité publique qu’il est important de connaître. Pour celles qui ne sont pas familières avec ces quatre petits chiffres, laissez-moi vous faire un rapide récap’ historique.
Remontons ensemble en 1989. Date de la première campagne nationale sur les violences conjugales en lien avec le réseau Solidarité Femmes. Car, les violences domestiques ne sont pas récentes, bien au contraire. Trois ans plus tard, la Fédération nationale solidarité femmes (Fnsf) crée la ligne d’écoute Violences Conjugales Femmes Info. Un numéro classique à dix chiffres pas toujours facile à mémoriser. Alors, il se transforme en 2007 en un numéro d’appels uniques à quatre chiffres. « Le 3919 est beaucoup plus facile à retenir et, surtout, il sera facturé, pour les femmes, au prix d’un appel local, qu’elles appellent de la métropole ou des DOM-TOM », expliquait Christine Clamens au Monde. Elle était alors directrice générale de la Fnsf.
Un numéro d’écoute nécessaire et primordial
Aujourd’hui, le 3919 est porté par un réseau de 73 associations présentes sur l’ensemble du territoire français. Plus d’une trentaine d’écoutantes professionnelles recueillent la parole d’environ 2000 victimes de violences conjugales chaque semaine. Et plus de 7 000 appels hebdomadaires lors du premier confinement. Autant dire donc qu’il s’agit d’un numéro d’écoute nécessaire et primordial dans notre société. Sauf que voilà, la qualité du travail fourni est aujourd’hui mise en danger par les dernières annonces gouvernementales.

Le 3919 est actuellement ouvert de 9h à 22h en semaine et de 9h à 18h les week-ends et jours fériés. La Fnsf réclame l’ouverture du service 24h/24 et 7j/7 depuis de nombreuses années. Elle a d’ailleurs profité du Grenelle contre les violences conjugales en novembre 2019 pour réitérer sa demande. Le gouvernement y a répondu positivement, à une condition : la mise en concurrence du numéro d’écoute par un marché public.
Transformer un projet associatif en véritable service public
Si, comme moi, le monde des marchés publics ne vous parle pas vraiment, pas de panique, je vous explique. En résumé, l’Etat souhaite mettre en concurrence plusieurs associations ou entreprises pour déterminer, par la suite, laquelle gérera le numéro d’écoute. Cela signifie donc que n’importe quel organisme peut proposer son projet pour reprendre la gestion du 3919. Y compris des plateformes privées.
Mais premier problème : le 3919 n’appartient pas au gouvernement. En effet, bien qu’il soit financé à 80% par l’Etat, c’est la Fédération nationale solidarité femmes qui l’a créé et le porte depuis bientôt 30 ans. Les 20% restants proviennent des collectivités locales et de dons privés. Permettant ainsi à la Fnsf d’être indépendante. « Nous exécutons un service étatique mais les subventions nous permettent d’avoir une indépendance quant aux choix, à la manière de procéder, quant à l’éthique etc. », assure Dominique Guillien-Isenmann, présidente de la Fnsf à France Info. Le gouvernement souhaite donc transformer ce projet associatif en un véritable service public. Ce qui, à l’origine, ne semble pas être pas une mauvaise chose. Sauf que cela complique largement la gestion du numéro.
L’Etat a donné son accord pour une ouverture du service en continu, certes. Mais cela implique un investissement plus important de sa part. Et « dès que l’Etat prend en charge 100% du financement d’un service, on n’a pas d’autres choix que de passer par un marché public », a justifié Elisabeth Moreno, ministre déléguée à l’Egalité femmes/hommes. Le cabinet de la ministre estime que ne pas créer d’appels d’offres et attribuer directement des subventions supplémentaires à la Fnsf entraînerait des risques de contestation juridique avérés. Auquel cas, le juge pourrait alors faire annuler les subventions. Et ce serait donc un retour à la case départ.
La qualité de l’accompagnement des victimes de violences conjugales en danger
De leur côté, les associations féministes ne l’entendent pas de la même oreille. « Cette décision pourrait aboutir tôt ou tard à confier le 3919 à un opérateur plus soucieux de la rentabilité économique que de la qualité du service rendu aux femmes », dénonce d’ailleurs la Fnsf dans une tribune publiée dans le journal Le Monde. Elle a lancé une pétition pour s’opposer au projet gouvernemental.
Concrètement, la mise en concurrence du 3919 par un marché public engendre de nombreux risques quant à la qualité de l’accompagnement des victimes de violences conjugales. D’autant plus quand on sait que les appels durent, en moyenne, une vingtaine de minutes, allant parfois jusqu’à 1h. « Ce qui est important, c’est de prendre le temps nécessaire pour que derrière s’enclenchent des démarches », confie Françoise Brié, directrice générale de la Fnsf à France Info. Elle poursuit : « La soumission au marché public a un impact sur les coûts des prestations, ce qui pourrait nous obliger à des durées d’appels réduites. » Or, l’écoute est le premier jalon de la relation de confiance. La qualité d’écoute sera-t-elle la même si la gestion du 3919 est confiée à un autre organisme ? Rien n’est moins sûr.
D’autre part, la perspective d’un changement de structure fait craindre la perte d’une lecture féministe des violences faites aux femmes. Car, qui dit que les nouvelles écoutantes seront correctement formées à ces questions ? « Nous avons développé un savoir-faire, développé des formations particulièrement pointues et poussées. Ce n’est pas un appel classique. Ce sont des écoutes particulières, bienveillantes, qui partent de l’idée que la femme dit la vérité », détaille Dominique Guillien-Isenmann. Lorsqu’une personne victime de violences conjugales appelle le 3919, c’est tout un travail de déconstruction qui se joue. Une plus-value qui pourrait disparaître avec le nouveau repreneur.
Des critiques ignorées par l’Etat
Mais ce n’est pas tout. Aujourd’hui, appeler le 3919, c’est aussi avoir la possibilité d’être réorientée rapidement vers une des nombreuses associations du réseau. Que ce soit pour un accompagnement à l’hébergement ou un soutien psychologique, juridique ou social. Le mettre en concurrence, c’est donc aussi prendre le risque de faire vaciller tout ce réseau national d’associations de terrain.
Enfin, la Fédération nationale solidarité femmes craint aussi une instabilité liée la mise en concurrence du 3919. A l’image de ce qui s’est passé en Italie ou en Espagne. Il est difficile de trouver des informations sur l’organisation de ces services dans leur pays respectif. Mais les associations féministes s’accordent pour parler de profondes difficultés. « A chaque fois qu’il y a eu des mises en concurrences sur des numéros de téléphone de ce type, ça a été catastrophique », confie Caroline de Haas à Numerama à ce sujet.
La Fédération nationale solidarité femmes appelle donc le gouvernement à renoncer au marché public. Elle demande l’allocation de fonds complémentaires pour l’ouverture du service 24h/24 en 2021. L’association envisageait même de saisir le Conseil d’Etat afin de demander l’annulation du marché public. Mais pour cela, il faudrait que le ministère soit d’accord pour le saisir également. Ce qui n’est pas le cas.
En effet, le gouvernement, lui, ne semble pas décider à revenir sur sa position. « L’Etat a l’intention d’améliorer ce service, pas de le dégrader », insiste Elisabeth Moreno dans un article de Numerama. Elle promet que seules d’autres associations travaillant dans les secteurs du social et du solidaire pourront postuler à l’appel d’offres, et qu’aucune entreprise à but commercial ne sera retenue. Le cahier des charges du marché public établi par l’Etat devrait être publié d’ici la fin de l’année. « Nous sommes convaincus que la Fnsf a parfaitement la légitimité pour répondre à ce marché […] puisqu’elle gère déjà la ligne depuis des décennies, qu’elle a un savoir-faire, une expérience et des écoutants formés », a-t-elle ajouté. Mais quand bien même elle décrocherait le premier marché, quid de la fois suivante ?