Ce week-end, les réseaux sociaux ont été submergés par les témoignages de violences sexuelles sur mineur.es dans le cadre familial. Comme pour le mouvement MeToo, l’expression la plus fréquemment employée pour décrire ce phénomène est celle de la « libération de la parole ». Ce n’est pourtant pas tout-à-fait vrai.
Le 16 mai 2011, à l’antenne de France Culture, Jean-François Kahn, ami proche de Dominique Strauss-Kahn et fondateur de l’hebdomadaire Marianne, glousse au sujet de l’affaire de viol dans laquelle son ami est impliqué : « Je suis certain qu’il n’y pas eu de tentative de viol, je connais le personnage. Qu’il y ait eu imprudence, enfin.. un troussage de domestique… Ce qui n’est pas bien… » Il y a moins de dix ans, il était donc encore possible de railler les victimes de violences sexuelles publiquement, en insistant notamment sur leur origine sociale. Comme si un homme puissant pouvait avoir droit à un accès universel aux corps féminins perçus comme subalternes.
Nous revenons de loin. Et c’est pourquoi les mouvements MeToo, et à présent MeTooInceste, ne sont en premier lieu pas des libérations de la parole des victimes. Ce sont des libérations de l’écoute de toute la société.
Des affaires judiciaires qui ont marqué l’opinion publique
En 2018, deux affaires de crimes sexuels sur mineures lancent le débat sur l’instauration légale d’un âge minimum au consentement. L’acquittement en première instance d’un homme de 22 ans qui avait violé une enfant de 11 ans, au prétexte que “les fait établis ne permettait pas la qualification légale du viol” (contrainte, menace, violence ou surprise), avait largement révolté. Au même moment, un homme de 28 ans était jugé pour avoir violé une enfant de 11 ans, en correctionnelle, et non pas aux Assises. Son acte était donc jugé en tant que délit (passible jusqu’à 5 ans d’emprisonnement), et non comme crime (passible jusqu’à 30 ans de réclusion criminelle).
La loi Schiappa de l’été 2018 aura par la suite renoncé à présenter devant le Conseil constitutionnel l’établissement d’un âge minimal pour envisager un consentement dans le cadre d’un rapport sexuel entre une personne mineure et un adulte, qui aurait permis des condamnations systématiques pour agressions sexuelles ou viols, sans chercher à démontrer un supposé consentement de la victime.
Aujourd’hui, l’affaire qui a poussé des milliers de personnes à s’exprimer sur les réseaux sociaux à travers le #MeTooInceste, c’est la publication du livre de la juriste Camille Kouchner. La Familia Grande raconte la violente mécanique de l’inceste qui s’est mise en place dans sa propre famille, après les abus perpétrés par son beau-père, le politiste Olivier Duhamel, sur son frère jumeau.
Comme l’année passée avec la publication de l’ouvrage Le Consentement de Vanessa Springora, qui racontait la relation abusive et pédo-criminelle qu’elle avait vécue avec l’écrivain Gabriel Matzneff, la prise de parole littéraire d’une femme intellectuelle et reconnue prend de la place dans les médias, se fait entendre, suscite des débats et des discussions, met en lumière le travail des associations de lutte contre les violences.
Et comme pour MeToo, il y a maintenant plus de trois ans, ces paroles se déploient dans le sillage de celles de femmes célèbres, occupant déjà l’espace public. Les réseaux sociaux donnent ensuite un accès médiatique à toustes les autres, chacun.e pouvant s’y saisir de son téléphone pour livrer son expérience au monde entier.
La cellule familiale, l’emprise du silence
En 2018, la Présidente de la délégation aux droits des femmes à l’Assemblée Nationale dressait déjà un terrifiant tableau : 250 000 personnes avaient été victimes de viol ou de tentative de viol en France durant l’année passée, dont 93 000 femmes et 150 000 enfants. 91% des victimes connaissaient leur agresseur.
En novembre 2020, dans une enquête Ipsos, 1 Français.e sur 10 déclarait avoir été victime d’inceste. Mais le chiffre est biaisé, comme l’explique la journaliste Charlotte Pudlowski dans son podcast Ou peut-être une nuit : il faut parfois des années, si ce n’est des décennies pour que la mémoire traumatique s’évapore et qu’une personne comprenne ce dont elle a été victime.
Dans cette émission divisée en six épisodes de 45 minutes, la journaliste raconte le parcours de sa mère, victime d’agressions par son père dans son enfance, et expose le témoignage de plusieurs victimes, éclairées par l’expertise de nombreux personnels de santé. Un même schéma se répète souvent : quand les victimes parlent, on ne les croit pas. Le tissu familial s’effrite, les conflits explosent. Et les victimes se retrouvent bien souvent encore plus isolées, encore plus vulnérables.
Les chiffres du Conseil européen, dont la France fait partie, sont sans appel : 1 enfant sur 5 est victime de violences ou d’abus sexuels.
Est-il tout-à-fait possible de concevoir que ces enfants, devenus adultes ou pas, puissent prendre la parole dans ce contexte-là ? Dans un monde où la violence sexuelle d’un haut responsable politique français est présentée comme une anecdote médiévale sur un plateau de grande écoute ? Dans un monde où une enfant de 11 ans tombe enceinte d’un homme de 22 ans sans que celui-ci ne soit condamné ?
Il existe un point commun entre quasiment tous les témoignages de personnes ayant été victimes d’inceste : les auteurs étaient des hommes. Le père, le partenaire de la grand-mère, le grand frère, le grand-père, le cousin plus ou moins éloigné… comme dans 96% des cas, ce que démontre un rapport de l’Ined daté de novembre 2020. La surreprésentation des hommes parmi les auteurs de violences, et notamment de violences sexuelles, est une des conséquences d’une société reposant sur la domination masculine, où les figures paternelles et viriles sont détentrices de l’autorité, libres d’en abuser au moyen de la violence. Dans l’enquête précédemment citée, on observe que les filles sont déjà plus nombreuses que les garçons parmi les victimes de violences sexuelles. Dans l’inceste, il ne faut pas oublier qu’il y a aussi de la pédocriminalité, une assujetion d’un individu particulièrement vulnérable. Un enfant sur lequel on a autorité dans le domaine privé et intime qu’est le cercle familial, celui où se bâtit notre confiance.
Et les récits de prise de parole sont tristement semblables. Un manque d’écoute, de soutien, d’empathie, et, bien trop souvent, du rejet. Des accusations de mensonge, de la part d’un membre ou de l’ensemble de la famille. La structure familiale patriarcale broient les victimes, démunies face à la violence d’un système qui refuse de croire à la parole des enfants, qu’ils soient mineur.es ou devenu.es adultes.
Comment est-il possible de parler dans un monde où personne ne vous écoute ? Où le langage n’existe pas pour qualifier vos traumatismes ? C’est un retravail global et complexe qui est à effectuer, comme l’explique Charlotte Pudlowski à la fin de son podcast, exprimant la nécessité de repenser nos mécanismes : « Féminiser les noms, changer la grammaire, changer le vocabulaire, transformer le récit, être écouté.e, être entendu.e, pouvoir parler, avoir le droit d’habiter la parole […] pour construire d’autres routes, recommencer un autre monde, avec d’autres générations, qui diront d’autres mots. Qui diront. Qui parleront. »
Il ne faut pas seulement dire aux victimes de parler. Il faut d’abord dire au monde entier d’écouter.
Des solutions qui existent, mais tardent à être appliquées
L’association féministe de lutte contre les violences Nous Toutes a tenu à le souligner : la parole de nos dirigeant.es politiques en réaction au mouvement Me Too Inceste est loin d’être satisfaisante. Dans la journée de dimanche que le secrétaire d’état à la protection de l’enfance, Adrien Taquet, a réagi, plus de 24 heures après les premiers témoignages sur les réseaux sociaux :
Celui-ci a donné des axes de lutte assez vagues : protection et accompagnement des victimes, répression des agresseurs… Aucune mention n’est faite de deux axes prioritaires du rapport de l’Assemblée Nationale daté de 2018 : l’éducation au consentement pour tous et toutes, et la formation des professionnel.les de santé, des forces de l’ordre, des magistrat.es et avocat.es, les professeur.es et travailleureuses social.es…
Que tous ces personnels, qui travaillent au contact de publics vulnérables, soient informés des phénomènes de dissociation ou sidération permettrait davantage de compréhension et d’empathie entre eux et les victimes de violences.
Il n’appartient donc pas qu’aux victimes de prendre la parole, mais à la société de donner de l’importance à cette parole. Et c’est avec cette importance, cette écoute, cette empathie, que l’on peut parler. Dans un monde où l’on répondrait unanimement à un.e survivant.e de violences sexuelles : « Tu n’y es pour rien, nous te croyons, et tu peux compter sur nous ».