Dans un rapport sorti ce mois, l’Institut des Politiques Publiques épingle les grandes écoles françaises pour leur manque de diversité. Pourtant inscrite dans la devise nationale, l’égalité est loin d’être acquise dans notre système scolaire. Retour sur l’égalité des chances en France.
Récemment, j’ai discuté de l’égalité des chances avec un normalien (ancien étudiant de l’Ecole Normale Supérieure). Force est de constater que nos expériences étaient tristement différentes. Lui, homme blanc de 32 ans issu d’une classe sociale favorisée, était persuadé que l’égalité des chances, l’un des principes fondateurs de la France, était bien en place. Sa preuve ? Le concours d’entrée à l’ENS est ouvert à tout·e étudiant·e titulaire d’un BAC+2 ou d’une Licence, il suffit de travailler pour y arriver.
De mon côté, je me rappelle surtout avoir été choquée à mon entrée en L1 de psycho que, sur 450 étudiantes, seulement une dizaine étaient racisées. Je me rappelle aussi avoir été prise en prépa et avoir choisi de ne pas y aller, faute de m’y reconnaître. Je me rappelle de l’augmentation du nombre de femmes admises à l’ENS l’année écoulée, quand l’oral et ses biais sexistes n’étaient pas de la partie.
Et je me rappelle de mes cours de SES au lycée : seulement un tiers des enfants issues de la classe ouvrière accède aux études supérieures, et, parmi elleux, seulement 9% obtiennent une Licence. Sachant ça, je me demande : est-ce que n’importe qui peut vraiment être pris à l’ENS ?
Du coup, quand l’IPP rapporte que les grandes écoles manquent non seulement de diversité mais que la situation n’a pas évolué depuis le milieu des années 2000 : j’étais déçue, oui, mais pas étonnée.
Égalité d’accès vs. égalité des chances
Depuis la loi Jules Ferry de 1882, l’école est obligatoire en France. Impulsée par les guerres mondiales et la volonté de peuples unifiés, une succession de lois fait évoluer l’école vers une école unique, accessible à toustes : ouverture aux filles, unification des programmes, gratuité de l’école… Aujourd’hui, l’école est gratuite et obligatoire pour tout·e enfant entre 3 et 16 ans résidant sur le sol français. Ces lois garantissent une égalité d’accès à l’éducation. Mais l’égalité d’accès seule ne garantit pas l’égalité des chances.
Basée sur l’article 1 de la déclaration des droits de l’homme de 1789, l’égalité des chances c’est cette idée que la place des individues dans la société ne se mesure pas par rapport à leur origine sociale, leur ethnie, leur genre ou leur religion ; mais par rapport à ce qu’iels peuvent apporter à la société.
En France, elle devient une notion méritocratique, qui suit cette logique :
- L’école est vecteur de mobilité sociale ;
- Tout le monde a accès à la même école ;
- Les personnes qui réussissent à l’école accèdent aux places sociales contribuant le plus à la société
Malheureusement, cette logique a de nombreuses conséquences néfastes, comme l’explique François Dubet, sociologue et ex-directeur de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Dans son ouvrage L’École des chances, il affirme que le système éducatif renforce les inégalités sociales en plaçant le sentiment d’échec sur l’individu et en dédouanant la société.
Pour Estelle Barthélémy, experte dans la diversité au sein des entreprises et l’insertion des jeunes diplômées issues de quartiers défavorisés, l’égalité des chances se joue surtout en dehors :
Il y a quand même 70% des choses qui se font en dehors de l’école mais qu’on demande aux enfants d’utiliser à l’école.
Si l’ascension sociale par l’école est possible, son parcours personnel en témoigne, l’école reste “une machine à trier, c’est une évidence.”
Effectivement, même faisant partie d’une classe sociale moyenne, j’ai bénéficié de privilèges qui ont rendu ma réussite scolaire plus facile. J’ai grandi dans une culture blanche et occidentale qui constitue le “socle commun de connaissances” qu’on nous enseigne à l’école. J’ai eu de la “chance” avec la carte scolaire : les établissements secondaires y étaient réputés, avec de bons moyens. Mes professeures avaient un biais positif envers moi. Je n’ai pas de trouble de l’apprentissage. Ma mère a pu faire en sorte que nous puissions étudier dans de bonnes conditions, avec le matériel adéquat et je n’ai dû commencer à travailler que pendant mes études supérieures. Aujourd’hui, si je subis le sexisme sur le marché du travail, je reste une femme blanche, valide, diplômée, avec un nom qui “sonne français” : l’accès à l’emploi reste pour moi relativement simple.
(In)égalité des chances dans les Grandes Écoles
Dans son rapport sur la démocratisation des Grandes Ecoles, l’IPP rapporte que “les étudiants des grandes écoles n’étaient que 9 % à être issus de PCS [ndlr : professions et catégories socioprofessionnelles] défavorisées”. Sarah Zitouni, créatrice de PowHER ta carrière, fait partie de ces 9%.
Fille de parents immigrés berbères et issue d’un milieu modeste, Sarah a passé une partie de son éducation dans une ZEP de Nice et a pourtant intégré l’INSA, la prestigieuse école d’ingénieurs de Lyon.
Ingénieure motoriste de formation, elle est aujourd’hui business developer dans une entreprise suédoise qui vise à réduire l’empreinte écologique des grands navires. Sur le papier, son parcours semble valider la notion méritocratique de l’égalité des chances à la française. En réalité, il témoigne d’une exception dont on se sert trop souvent pour lisser les inégalités. “Les gens qui réussissent, comme moi, c’est horrible parce qu’il y a plein de fois où on est pris en exemple. C’est-à-dire qu’il y a plein de fois où les gens sont tentés de dire “Ah ben vous voyez, [l’égalité des chances] ça marche !” Non. La vérité c’est que ça marche pas et qu’on est les contre-exemples.”
Bonne élève depuis toujours, elle a grandi dans une famille qui croyait fort à l’égalité des chances à l’école. “Mes parents, eux, ils y croyaient très fort. Mes parents, c’est des immigrés de la première génération donc pour eux, l’intégration c’était que leurs enfants, ils aillent bien à l’école, qu’ils soient sages, qu’ils fassent pas d’histoire et qu’ils fassent des belles études”. Une idée bien ancrée chez les classes populaires, qui sont celles qui croient le plus en l’égalité des chances.
Après avoir obtenu son bac avec mention, Sarah choisit l’INSA pour la qualité de sa formation en mécanique mais aussi pour son coût “C’est une école publique que je n’avais pas à payer, ça a déjà déterminé très largement mon choix.”. Cela parait évident mais payer une grande école quand on vient d’une classe populaire : c’est généralement impossible.
En rentrant à l’école, les inégalités se font sentir d’emblée : “Je me suis rendue compte à quel point ce que j’avais vécu était différent en arrivant à l’INSA et en me rendant compte qu’il n’y avait pas de gens comme moi. Il y avait des gens que leurs parents emmenaient à Courchevelle en hiver et aux Seychelles en février pour les faire changer d’air.”
Pour Sarah, les inégalités dans les Grandes Écoles se jouent aussi là : manque de moyens, manque d’accès à la culture, manque de réseau, impression d’être déclassée… C’est ce que démontre également le rapport de l’IPP. Les Grandes Écoles restent “largement fermées aux élèves issus de milieux sociaux défavorisés, les filles y demeurent sous-représentées et la part des étudiants non franciliens n’a pas progressé”. Et cet immobilisme ne s’explique pas par les performances scolaires, toujours d’après l’IPP.
De fait, Sarah s’est vite rendue compte que l’égalité des chances, pour elle, c’était un mélange de chance et de détermination personnelle.
C’est complètement à l’opposé de l’égalité des chances mais selon où tu es née, avec quel genre d’intersectionnalité tu pars au départ, ça va déterminer largement ton point d’arrivée. A moins que toi, la vie, tes parents, tous les gens qui t’entourent et avec un coup de pouce de la vie, ça fasse un espèce de concours de circonstances un peu miraculeux où tu te retrouves vachement plus loin que ce qui était prévu.
Egalité des chances ou égalisation des conditions ?
Finalement, pour Sarah comme pour beaucoup, l’égalité revient à un calcul de privilèges pour s’en tirer le mieux possible. Je suis plutôt douée pour apprendre ? OK ça va dans les “plus”. Mon collège était en ZEP ? Ah, ça c’est dans les moins. Il faut se rendre à l’évidence : quand tu es une femme racisée, issue d’un milieu populaire et avec des parents immigrés, tes chances d’accès à une grande école sont proches de zéro, peu importe tes capacités. “Je sais qu’avec mon background ouvrier, issue de l’immigration, mes chances d’avoir fait un tel saut de classe et d’être maintenant dans le 82e percentile en termes de salaire annuel étaient de 3%.”
Et pour assurer une meilleure égalité, il faut d’abord arrêter de se voiler la face sur les inégalités racistes, sexistes et classistes présentes dans le milieu scolaire. “Dire que ça n’existe pas, ça veut dire que tous les moyens que tu ne mets pas, tu espères qu’ils sont compensés par la détermination des personnes, de leur entourage, des mains tendues, de la résistance aux baffes qu’ils vont prendre. On peut pas miser là-dessus : c’est malhonnête.”
Ça passe aussi par la promotion de modèles pour que les personnes issues de minorités et de classes défavorisées puissent voir un peu plus loin que simplement “faire mieux que leurs parents”. Sarah met cependant en garde : avoir des modèles ne doit pas se substituer à une politique publique de lutte contre les discriminations. “Il faut arrêter de penser que ces modèles, ce sont eux qui vont faire le taff. Non, le taff est largement dû à l’Etat et à la force publique.”
Pour garantir des résultats, la politique d’égalité des chances devrait donc s’inscrire dans une politique globale de lutte contre les discriminations. Et, comme le rappelle Estelle Barthélémy, le manque à gagner est incroyable. “Il y a une étude de France Stratégie qui est passionnante, qui a été faite en 2016, sur combien on pourrait gagner en points de PIB si on éradiquait les discriminations faites aux femmes, et faites sur les différences ethnoculturelles : c’est entre 3 et 14 points de PIB.”
C’est pour cela qu’il est nécessaire de rappeler que les discriminations ne s’arrêtent pas aux portes de l’école mais persistent tout au long de la vie : “l’égalité des chances face à l’école, l’égalité des chances face à l’entrée sur le marché de l’emploi et puis il y a la suite du parcours”. Parce que oui, on peut avoir coché toutes les cases de l’ascension sociale, il y a toujours quelque chose qui ne va pas : origine sociale, race, maternité, manque de diplôme… Estelle met en garde : le plafond de verre n’est jamais loin.
C’est pas gagné, c’est jamais gagné. Et ça, c’est épuisant en fait.
Célébrer la diversité, au lieu de la lisser
Alors oui, comme Sarah Zitouni, Estelle Barthélémy et comme beaucoup d’enfants de classes populaires, j’ai bien travaillé à l’école, j’ai passé mes diplômes avec mention pour me retrouver dans une catégorie sociale favorisée. Et, malgré tout, j’ai encore cette impression de ne pas ressembler à ce qu’on a toujours érigé comme modèle de réussite, de ne pas être “assez”. Heureusement, Estelle, Sarah, et bien d’autres font bouger les lignes, en soulignant l’importance des role models.
Avec “PowHER ta carrière”, Sarah encourage les femmes à prendre la place qui leur est due sur le marché du travail et lutte contre les discriminations liées au genre.
Avec Mozaïk RH et Oya Agency, Estelle met en avant les talents issues de quartiers défavorisés en conseillant les entreprises pour améliorer la diversité et l’inclusivité dans les pratiques de recrutement. En 2011, elle lance le programme PasserELLES, un programme d’accompagnement pour les jeunes femmes qui “cumulent les discriminations : venir d’un quartier, être une jeune femme, d’origine d’Afrique subsaharienne ou magrébine, de confession musulmane…”. Un programme qui constitue aujourd’hui un réseau de femmes aux parcours inspirants.
Ne pas cloisonner les minorités dans une logique de “faire mieux que ses parents” et promouvoir la diversité plutôt que de la lisser pour correspondre aux attentes d’une société discriminante : là est tout l’enjeu de l’égalité des chances.