En novembre 2019, l’affaire Christian Nègre, ce haut fonctionnaire qui intoxiquait des femmes et prenait des photos à leur insu, ébranle la fonction publique. Un an après, les langues se délient mais les solutions peinent à se mettre en place. État des lieux des violences sexistes au sein du ministère de la Culture.
Rappel des faits
Directeur des ressources humaines au ministère de la Culture, Christian Nègre est connu dans son service pour photographier les femmes à leur insu pendant des réunions. Entre 2009 et 2010, il est d’ailleurs surnommé “le photographe”.
Les délits commis vont bien au-delà. Le mode opératoire est rodé : il reçoit une femme en entretien, lui propose un café ou un thé dans lequel il glisse du Furosémide, un diurétique. Il l’emmène ensuite se balader dans Paris, attendant que le diurétique fasse effet, forçant ses victimes à uriner dans la rue, sous son regard, voire à s’uriner dessus.

Le premier témoignage remonte à juin 2011. Alizée, jeune recrue du ministère, est reçue en entretien par Christian Nègre pour faire “le bilan de ses missions”, suite à son apprentissage. Dans le café où se déroule l’entretien, elle se souvient d’une envie irrépressible d’uriner et du fonctionnaire qui l’écoutait à travers la porte. Entre 2011 et 2016, des dizaines d’histoires similaires sont rapportées par des femmes reçues en entretien rue Valois.
Non sans ironie, Christian Nègre est nommé en novembre 2013 comme Haut Fonctionnaire à l’Égalité au conseil du même nom.
En 2015, une de ses victimes tente de porter plainte mais se fait éconduire au commissariat. En 2016, une autre victime adresse deux courriers aux ministres de la Culture successives pour alerter sur le comportement du haut fonctionnaire. Elles resteront sans réponse.
La même année, une employée alerte la médecine du travail, sans résultat.
Cette année-là, il sera muté à la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) du Grand-Est, où il occupera le poste de directeur adjoint pendant plus de deux ans. Pendant son passage à la DRAC, il continue d’intoxiquer de nombreuses femmes.
En mai 2018, il tente de photographier les jambes de la sous-préfète de Moselle lors d’une réunion. C’est la fois de trop : dénoncé par un collègue, il sera mis à pied dès juin 2018.
Une enquête administrative est ouverte et révèle qu’il gardait trace de chacune de ses intoxications dans un fichier excel et des photos prises sans consentement sur son ordinateur.
Quelques mois plus tard, il sera suspendu de ses fonctions avant d’en être révoqué en janvier 2019. Au même moment, une enquête est ouverte par le parquet de Paris.
Révélation de l’affaire : choc au sein du service public
La plupart des agentes du ministère et de la DRAC sont mises au courant de l’affaire par le biais d’un article du Canard Enchaîné, paru le 25 mai 2019. Des victimes se reconnaissent dans l’article et décident de porter plainte, non sans difficulté.
En octobre 2019, une information judiciaire est finalement ouverte. Une longue enquête dans Libération s’ensuit et fait éclater l’affaire au grand jour.
C’est l’incompréhension et la colère au sein du ministère. Comment, malgré les signalements et les bruits de couloir, le ministère a-t-il pu rester inerte pendant presque 10 ans ? Pourquoi fallait-il attendre qu’une haute fonctionnaire soit elle aussi victime avant de réagir ? Quel message cela adresse-t-il aux victimes et aux agentes de la fonction publique ?
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Les syndicats s’indignent dans une lettre adressée à leur direction : “Dans le cas de l’affaire rapportée par Le Canard enchaîné et Libération, cet homme a abusé du pouvoir qu’il avait sur des femmes en recherche d’emploi, de poste ou de stage. Il profitait de sa position professionnelle pour leur faire ingérer des diurétiques à leur insu et les mettre, devant lui et en public, dans une situation de vulnérabilité et d’humiliation totale.”.
Au-delà du caractère traumatique des agissements de Christian Nègre, c’est bien l’abus de pouvoir et l’immobilisme du ministère qui posent question :
Nous dénonçons une situation systémique au ministère de la Culture et dans la fonction publique où la couverture des actes de violence et d’abus de pouvoir est favorisée par un système hiérarchique vertical violent et rigide qui offre l’impunité à des personnalités toxiques.
Le 29 novembre 2019, la secrétaire générale du ministère de la Culture est attendue à la DRAC de Strasbourg pour répondre aux questions des fonctionnaires. “Cette visite programmée pour répondre aux interrogations des agents concernant des affaires, nous a juste semblé être une vaste opération de com’ : rires gênés de la secrétaire générale à des questions concrètes posées par des collègues, réponses à côté de la plaque sous couvert de « respecter » le secret de l’instruction car l’enquête judiciaire était encore en cours…”, d’après le collectif DRAC Strasbourg, présent ce jour-là. C’est d’ailleurs cette visite qui a entraîné sa création : un collectif voué à obtenir des réponses et s’assurer que de tels faits ne puissent plus se reproduire.
À la suite de la visite de la secrétaire générale, le collectif a interpellé tous les parlementaires et sénateurs dans le but d’ouvrir une enquête parlementaire.
Juste avant le premier confinement, Benjamin Studer, député LREM du Bas-Rhin a reçu la délégation du collectif DRAC Strasbourg pour entendre leurs revendications. Une rencontre infructueuse, d’après le collectif : “Cette rencontre n’a rien donné, nous avons eu des réponses sur comment une enquête parlementaire peut être enclenchée, mais pas d’action concrète pour répondre à notre demande, puis après il y a eu le confinement… Nous avons relancé B. Studer cet été, sans réponse.”.
Ministère de la Culture : l’exemplarité de la lutte contre les discriminations ?
Pourtant, le ministère de la Culture semble faire exemple dans la fonction publique en termes de lutte contre les discriminations.
En 2018, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme lui adresse un rapport élogieux. Premier ministère à obtenir la double labellisation “Egalité et Diversité”, il met en place depuis 2016, de nombreuses initiatives pour lutter contre tous types de discriminations en son sein.
C’est dans cette optique qu’est mise en place la plateforme Allo Discrim, en 2017 : “Un dispositif d’alerte et de signalement « Allo Discrim » a été ouvert aux 30 000 agents du ministère de la Culture pour signaler tout acte de discrimination ou de harcèlement sexuel.”.
Si on ne cherche pas à en savoir plus sur ces dispositifs, on peut en être très éloigné
Vue de l’intérieur, la réalité est toute autre. Le collectif pointe du doigt le manque de proximité et d’impact concret de ce type d’initiatives : “Nous avons seulement reçu une carte avec les numéros de téléphone à joindre si on se trouvait face à ce genre de situation, lors de l’envoi d’une fiche de paie. Les numéros sont également mis en avant sur l’intranet du ministère, et il y a de temps en temps quelques actions de com sur l’intranet du Ministère. Mais si on ne cherche pas à en savoir plus sur ces dispositifs, on peut en être très éloigné. Pas d’actions de proximité pour nous sensibiliser à téléphoner dès qu’on se trouve face à une situation qui mérite d’être signalée.”
Une culture sexiste ancrée dans le monde du travail
En France, c’est une femme sur trois qui est victime de harcèlement sexuel sur son lieu de travail. Si on étend la définition à toutes les formes de violences sexistes, la moitié des femmes sont concernées.
Les administrations publiques n’échappent pas à cette règle.

Marie*, 29 ans, a rejoint la DRAC de sa région en 2017 en tant que fonctionnaire, après obtention de son concours. A sa prise de poste en septembre, elle partage son bureau avec un collègue en poste depuis longtemps, un collègue “pas particulièrement bavard mais courtois”. Elle témoigne : “Lors de ma deuxième semaine de travail, je suis assise à mon bureau et mon collègue revient de pause déjeuner. Il va poser sa veste sur sa chaise, revient pour fermer la porte du bureau, puis regagne son poste et commence à enlever sa ceinture, ouvrir sa braguette, puis commence à baisser son pantalon. Je suis tétanisée derrière mon écran, aucun mot ne me vient, je me sens très mal à l’aise et je trouve juste la force de me lever et de quitter la pièce.”.
Ce collègue qui utilisait régulièrement son bureau comme vestiaire pour se changer, n’en n’est pas à son coup d’essai. Lorsque Marie raconte ce qu’il vient de se produire à une collègue, sa réaction est simple “ah il recommence”. Elle apprend ensuite que la stagiaire qui partageait le bureau avant elle avait vécu la même chose mais “n’avait jamais osé en parler du fait de sa position de stagiaire parce qu’elle ne voulait pas faire de vagues”.
Ne se voyant pas continuer à travailler dans ces conditions, Marie prévient son responsable et demande à changer de bureau.
Mon chef ne fait rien pour trouver une solution au problème. Une autre collègue de mon service me dit clairement que je suis « prude » et que je devrais être « contente qu’un homme se déshabille devant moi.
Au-delà du changement de bureau, Marie souhaite désamorcer la situation et demande une médiation que son responsable n’a pas pensé à proposer lui-même. Lors de la médiation, elle doit faire face au mutisme de son collègue, qui refuse de s’exprimer sur la situation. “Je décide de prendre la parole et je m’excuse !! Je lui dis que j’ai été très choquée de son comportement que j’aurais peut-être dû lui en parler d’abord mais que je n’ai pas eu la force de le faire.”. Silence encore une fois : “Il ne répond strictement rien. Notre chef n’essaie pas de lui faire entendre raison et la médiation se termine comme ça sur son silence.”.
Elle signale alors au Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail, qu’il serait bon de mettre en place des vestiaires pour éviter que des agents se changent devant leurs collègues. Le CHSCT répond simplement qu’il y a des toilettes dans les services.
Elle contacte alors l’assistante sociale disponible à la DRAC. Cette dernière viendra à sa rencontre et organisera une seconde médiation. Accompagné d’une représentante syndicale, son collègue prend cette fois-ci la parole : “Il ne revient pas sur les faits, n’exprime aucun regret, ne présente pas d’excuse mais indique qu’il est ok pour que nous travaillions ensemble”, raconte Marie. Sur ce, la représentante syndicale, très contente, s’exclame : « Voilà tout est bien qui finit bien, même avec des jeunes filles un peu pudiques !”. Il quitte la médiation, hilare.
En ce qui concerne de manière plus générale le respect de l’égalité femmes/hommes au sein de l’administration, on en est encore loin
L’histoire de Marie n’est malheureusement pas un cas isolé à la Culture et témoigne d’une culture sexiste bien ancrée dans l’administration. Le collectif DRAC Strasbourg déplore : “En ce qui concerne de manière plus générale le respect de l’égalité femmes/hommes au sein de l’administration, on en est encore loin, il arrive encore très souvent d’entendre des commentaires déplacés sur les compétences des femmes lors de réunions etc. ou lorsqu’il s’agit de commentaires sur une femme haut-placée dans la hiérarchie (comme par exemple notre directrice) ce sont des traits de caractères qui vont être mis en avant comme défaut avant ces compétences.”.
Bien loin des labels et initiatives publiques, l’administration française peine à éradiquer la culture sexiste au travail. Managers non formés pour identifier et appréhender les discriminations sexistes, manque de communication global, hiérarchie opaque… Nombreux sont les obstacles auxquels les femmes doivent faire face au quotidien.
Le point positif ? La parole se libère et la prise de conscience semble se faire, aussi lente soit-elle.
*Le prénom a été modifié