Parfois, je me dis que j’aimerais bien être un homme, juste cinq minutes, pour voir ce que ça fait. Et puis je me souviens qu’il suffit de visionner certains films pour déjà « regarder comme un homme »… On parle alors de « male gaze » et, depuis peu, par opposition, de « female gaze », mais kesako ?

On a toutes (probablement) déjà vu un James Bond. Par exemple Meurs un autre jour réalisé par Lee Tamahori et sorti en 2002. Il y a dans ce film un exemple parfait de ce qu’on appelle le « le male gaze » ou simplement « regard masculin ».
Remettons nous dans le contexte : Pierce Brosnan sirote un verre et fume un cigare, au bar d’une plage paradisiaque. Soudain, il saisit ses jumelles et regarde l’horizon.
Comme de par hasard, l’actrice Halle Berry surgit de l’eau telle une naïade, dans un charmant bikini orange (couteau à la ceinture s’il vous plaît)… Elle se passe langoureusement les mains dans ses cheveux courts comme le font bien évidemment toutes les femmes sortant la tête de l’eau (faux). Lorsqu’elle s’avance sur la plage à coups de hanche provocateurs, la tension sexuelle déborde de l’écran et James Bond ne peut s’empêcher de suivre la belle « Jinx » des yeux. D’ailleurs non, soyons francs, il la dévore du regard et la caméra fait de même.
C’est ça, le « male gaze », lorsqu’on vous fait mater une femme présentée comme objet de fantasme à travers les yeux d’un homme.
L’homme hétérosexuel, seul spectateur qui compte
A l’écran, très (trop) souvent, lorsque débarque un personnage féminin (en général super bien gaulé) la caméra à la fâcheuse tendance à plonger vers ses pieds, puis à remonter lentement jusqu’à son visage, ne manquant pas de s’attarder un peu sur l’arrondi de ses fesses ou la profondeur de son décolleté… Parfois, c’est juste un gros plan sur son cul.
Personnellement, en tant que femme hétérosexuelle, la seule chose que je regarde comme ça c’est ma pizza sortant du four, dégoulinant de fromage et débordant de… Bref, je ne sais pas vous mais pour ma part je reluque rarement quelqu’un comme on reluque les femmes au cinéma. Parce que je suis attirée par des êtres humains, en fait, pas juste par un corps dépersonnalisé.
Alors, vous me direz : « Mais c’est un film, c’est fait exprès » et je vous répondrais :
« Soit, mais quand le male gaze devient tellement récurrent et commun qu’on se met à penser qu’il est normal de regarder ainsi une femme, voire que certains se mettent à reproduire inconsciemment ce regard, alors je dis : Houston nous avons un problème ! » Vous voyez le genre ?
La femme comme représentation d’un fantasme
L’image que l’audiovisuel a renvoyée de la femme a été, pendant longtemps, celle d’une mère au foyer fragile et dévouée. On parle de « vision de la soumission de la femme ».
Petit à petit, le fantasme de bonne maman et d’épouse a laissé place à une représentation plus sexualisée. La femme a alors pris le rôle d’objet de désir présenté aux yeux d’un public évidemment masculin. Elle est grande, mince mais avec des formes attirantes, sensuelle, athlétique… Elle a un petit caractère bien trempée mais le besoin constant d’être sauvée par un homme… Bref, la femme-enfant par excellence. Et le fantasme absolu.
Partant de ce constat là et si l’on s’amuse à regarder des films anciens, on réalise que le « male gaze » existe depuis belle lurette.
C’est en 1975 qu’il est enfin nommé et exposé au grand jour dans la revue britannique Screen par Laura Mulvey. Dans un essai, Visual Pleasure and Narrative Cinema, la critique de cinéma ne fait pas que constater l’existence du « male gaze » ; elle en dénonce ses travers.
Militante engagée auprès du Women’s Liberation Movement londonien, elle affirme que l’image du sexe féminin au cinéma est responsable des violences exercées sur les femmes par notre société car elles véhiculent la vision patriarcale du « sexe faible ». Cela est également vrai pour la publicité et les médias, qui renvoient une image erronée et souvent hyper sexualisée de la femme. Un truc avec lequel on a du mal à s’identifier, pas vrai ?
Personnellement, je me suis demandée pourquoi.
Pourquoi et à quoi ça sert, le « male gaze » ? J’ai posé la question à une experte, Clarence Edgard-Rosa, fondatrice du magazine Gaze qui sortira dès l’automne 2020 pour célébrer la diversité des regards féminins et remettre ainsi les femmes au centre de l’attention pour les BONNES raisons. Selon elle,
Le procédé n’est évidemment pas conscient (…) Le male gaze est l’un des résultats d’une société sexiste dans laquelle les décideurs sont trop souvent des hommes et où les femmes sont avant tout considérées pour leurs attraits physiques.
La riposte bienveillante du « female gaze »
Selon des chiffres publiés sur le site du prix Alice Guy (seul prix à récompenser la réalisatrice de l’année), 40% des 4 000 films américains étudiés entre 1995 et 2015 ne passent pas le Test de Bechdel (expliqué ici). Donc dans le 7ème art, il y a encore du taff… Mais tout de même, les choses bougent ! Les professionnelles du secteur s’engagent et la femme ne se cantonne plus au rôle de faire-valoir d’un acteur principal débordant de testostérone. Au cinéma, avec le « female gaze », la femme devient sujet de films et non plus objets de fantasme.
Laura Mulvey estime que les spectatrices sont « prises au piège d’un dispositif qui vise presque uniquement à satisfaire les pulsions voyeuristes des hommes », mais ne vous trompez pas le « female gaze » n’a pas pour but de rendre aux mecs la monnaie de leur pièce en satisfaisant les pulsions voyeuristes des femmes. D’ailleurs, pour Iris Brey, critique ciné et autrice de Le regard féminin (aux éditions de l’Olivier), un réalisateur pourrait très bien adopter le « female gaze » en plaçant dans un film des personnages féminins comme sujets traités avec empathie et non comme objets. Il n’est pas question de bannir le désir et les fantasmes, seulement de montrer qu’ils peuvent exister sans objectivation.
Le regard féminin vs. le patriarcat
Le combat du « female gaze » réside en fait dans la volonté de faire valoir d’autres prismes. Par exemple, dans la série La servante écarlate : l’héroïne est violée à plusieurs reprises. Les viols sont toujours montrés de son point de vue à elle. Rien de romantique, rien d’adouci, rien de minimisé. Ces scènes montrent le viol tel qu’il est : un acte immonde et criminel durant lequel la femme est TOUJOURS victime.
En gros, il s’agit de montrer le corps féminin, l’expérience féminine, la sexualité féminine… à travers un regard féminin. Et ce processus s’adapte au cinéma comme dans n’importe quelle forme d’art. C’est ce à quoi tend Clarence Edgard-Rosa avec Gaze . Elle m’explique que sa conception du male gaze « sort du seul terrain du cinéma ». Pour elle, « le fait que l’Histoire nous ait été racontée à travers une perspective masculine depuis des millénaires fait partie du même problème. »
Sa solution ? Inonder l’espace visuel de regards féminins, « pour proposer une alternative et des narrations qui ne soient pas systématiquement le reflet des mêmes points de vue. » Un joli programme !
Le « female gaze » est avant tout un outil dans la lutte pour l’égalité des genres et l’émancipation de la femme. C’est une rébellion, une riposte, un pied de nez au patriarcat et à la culture du viol qui gangrène nos écrans et notre société. Finalement, le « female gaze » c’est un regard honnête enfin posée par des femmes sur les femmes.
Sources :
Cinéma Nouvelles images de la femme au cinéma, mythe ou réalité ?, Corinne Bolla, Revue Intervention
France Culture, vidéo « Contrer le male gaze grâce aux séries »
Etude : les femmes et le cinéma en chiffres