Dix petits nègres débaptisé, changer de titre efface-t-il l’histoire ?

Le best-seller mondial, vendu à plus de 100 millions d’exemplaires fait peau neuve et se débarrasse du terme raciste « nègre », utilisé 74 fois dans le roman. «  L’île du nègre » devient « L’île au soldat » comme dans les versions en anglais. Ce changement, qui  n’enlève rien au récit, permet à l’œuvre de mieux s’inscrire dans notre époque.

Dix petits nègres d’Agatha Christie devient Ils étaient dix.

« Voilà le comportement à adopter en 2020 »

Ce célèbre roman d’Agatha Christie dont le titre original est Ten Little Niggers, a été écrit en 1938 et publié en 1939 en Grande-Bretagne.

Dès sa sortie aux États-Unis au début de l’année 1940, il est publiésous le titre And Then There Were None (Et soudain il n’en restait plus), avec l’accord de la romancière. Au Royaume-Unile titre est modifié en 1985.

« Mon avis c’est qu’Agatha Christie était avant tout là pour divertir et elle n’aurait pas aimé l’idée que quelqu’un soit blessé par une de ses tournures de phrases. Aujourd’hui heureusement, nous pouvons y remédier sans le trahir tout en étant acceptable pour chacun. Ça a du sens pour moi : je ne voudrais pas d’un titre qui détourne l’attention de son travail. Si une seule personne ressentait cela, ce serait déjà trop ! Nous ne devons plus utiliser des termes qui risquent de blesser : voilà le comportement à adopter en 2020 », a expliqué l’arrière-petit-fils de la romancière britannique, James Prichard, dirigeant de la société propriétaire des droits littéraires et médiatiques des œuvres d’Agatha Christie, sur la radio RTL.

 Polémique

Ce changement a fait couler beaucoup d’encre, et les adeptes du  « on ne peut plus rien dire » se sont emparés du sujet.  

 « Il y a quelques mois encore, on était des milliers à rire de bon cœur des incultes qui s’indignaient de ce titre. Désormais, l’inculture triomphe et règne. #dixpetitsnègres », a ainsi posté le philosophe Raphaël Enthoven sur son compte Twitter.

Interrogé sur la station de radio France Inter, François Busnel, présentateur de l’émission littéraire La grande librairie, a jugé « absurde » ce changement de titre. « On peut tout lisser mais un livre se replace dans son temps […] Au lieu de juger, on devrait lire », a-t-il dit.

Depuis plusieurs années de nombreuses personnes appelaient au retrait du terme « nègre » dans le best-seller , le CSA avait été saisi pour retirer ce mot des adaptations télé et en juin 2020 Amazon France a tout simplement cessé de vendre l’ouvrage.

 Pour le journal Le Figaro, il s’agit d’« un nouveau triomphe du politiquement correct ».

Renommer les œuvres lisse-t-il l’histoire ?

Le titre d’une œuvre, qu’elle soit littéraire ou artistique, est révélateur d’une époque.Dans l’épisode « Représenter les noir.es : le regard blanc », du podcast Venus s’épilait-elle la chatte ? , Julie Beauzac, créatrice du podcast et Naïl Ver-Ndoye, co-auteur de Noir : entre peinture et histoire, se penchent sur le cas du Portrait de Madeleine.

Cette œuvre, peinte en 1800 par Marie Guillemine Benoist, est l’une des premières représentant une femme noire dans son individualité et non comme élément secondaire d’un tableau. Pendant longtemps, ne connaissant et ne s’intéressant pas à la modèle, l’œuvre s’est appelée Portrait d’une négresse puis Portrait d’une femme noire. Bien que neutre, ce dernier nom insiste sur la couleur de peau de la modèle et non sur sa personne. En effet, il serait impensable aujourd’hui de nommer une oeuvre «Portrait d’une femme blanche. »

Pour Julie Beauzac, il ne faut pas que le changement de nom soit « une fin en soit ou un vernis superficiel pour donner une bonne image », mais qu’il s’inscrive dans une démarche pédagogique.

Garder une trace

En 2015, quelques années avant le changement de nom du Portrait de Madeleine, le Rijksmuseum d’Amsterdam décide de modifier les titres et les descriptions de certains de ses tableaux. 23 termes jugés « offensants », racistes, sexistes ou discriminatoires sont retenus et supprimés des cartels accompagnant les œuvres.

Martine Gosselink, directrice du département d’histoire du musée et responsable du projet, explique ne pas chercher à « changer l’histoire », assurant que tous les titres seront gardés, dans la base de données du musée s’ils ont été choisis par les collectionneurs, et seront mentionnés en dessous du nouveau titre, s’ils ont été choisis par l’artiste.

« Dans 95 % des cas, le titre ne correspond pas à une volonté de l’artiste, explique-elle. La Jeune Femme à l’éventail, (auparavant appelée  Jeune Femme nègre) de Simon Maris a, par exemple, changé cinq fois de nom. »

En 2018, c’est le musée national britannique, Manchester Art Gallery, qui fait scandale :’oeuvre de John W. Waterhouse, Hylas et les Nymphes (1889) est décrochée. Elle est remplacée par une affiche indiquant : « Ce musée présente le corps des femmes comme des formes passives décoratives, ou comme des femmes fatales. Remettons en cause ce fantasme victorien. Ce musée existe dans un monde traversé par des questions de genre, de race, de sexualité et de classe qui nous affectent tous. Comment les œuvres d’art peuvent-elles nous parler d’une façon plus contemporaine et pertinente ? »

 Le public pouvait écrire ses réflexions sur des post-it et les coller au mur. 

Rapidement une pétition a été créée, demandant le retour du tableau. Inutile puisqu’il ne s’agissait en réalité que d’une performance de l’artiste Sonia Boyce : « de l’art en action », selon ses termes, destiné à interroger la représentation des femmes dans le préraphaélisme (mouvement artistique), à la suite du mouvement #MeToo.

Comme pour les changements de noms de rues, le déboulonnement des statues ou l’abandon du titre Dix petits nègres, il n’est pas question d’effacer l’histoire mais d’adapter notre environnement aux valeurs que l’on souhaite transmettre.

En plus de la mention du changement de titre sur la couverture de l’oeuvre, voici ce que l’on peut lire à la quatrième page : « Ils étaient dix est le nouveau titre du roman Dix petits nègres. La traduction a été révisée en suivant les dernières mises à jour de la version originale bien que l’histoire en elle-même ne change pas. Aux Etat-Unis, le roman est connu sous le nom de And Then  There Were None depuis sa première parution. Au Royaume-Uni, ce titre est utilisé depuis 1985. Le Masque a opéré ces changements éditoriaux à la demande d’Agatha Christie Limited de manière à s’aligner sur les éditions anglaises, américaines et sur les autres traductions internationales. »

Mahé Cayuela
Mahé Cayuela

Étudiante en journalisme à l’Université du Québec à Montréal, franco-argentine ayant grandi en Turquie je suis passionnée de géopolitique internationale.
Sinon je suis phobique des agrumes, en particulier des citrons.

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