Décès du dessinateur Quino, créateur de Mafalda, l’icône féministe argentine

On l’a appris ce mercredi : Joaquín Salvador Lavado Tejón ditQuino” s’en est allé à 88 ans. Figure emblématique de la bande dessinée du XXème siècle, le dessinateur argentin restera à jamais le créateur de Mafalda, jeune héroïne critiquant avec un humour subtile et léger la société argentine et le monde au temps de la Guerre froide. 

La presse argentine a pleuré la mort d’une de ses plus grandes icônes culturelles. Quino, c’est ce jeune enfant qui s’est destiné au dessin avant même de savoir lire. A l’origine, il créa le personnage de Mafalda dans le cadre d’une campagne publicitaire pour une marque d’électroménager. C’est finalement son épouse Alicia Columbo qui le convaincu de publier les planches de cette fillette espiègle dans l’hebdomadaire Primera Plena, le 29 septembre 1964. Encore aujourd’hui, Mafalda est célébrée dans le monde entier comme une icône du progrès social, y compris sur la question féministe.

Photographie : AFP

Une bande dessinée en avance sur son temps ?

De 1964 à 1973, ce ne sont pas moins de 12 albums qui furent publiés. Pourtant, même en tant que lecteur en 2020, on ne ressent que peu le décalage spatio-temporel des mini-strips de 4 cases imaginées par Quino. Tout au plus, nous percevons le témoignage d’une fillette disposant d’une maturité presque caricaturale, tant le monde qui l’entoure paraît futil et en déliquescence. A commencer par sa propre famille, portrait typique de la classe moyenne argentine de l’époque : une mère présentée comme une éternelle déception par sa fille, par le fait qu’elle ait abandonné ses études pour mener une vie de femme au foyer et un père perdu entre les questions incessantes de sa fille et ses soucis quotidiens. 

A côté de ses deux parents, victimes d’un schéma social encore trop familier aujourd’hui, Quino a construit le personnage de Mafalda comme celui d’une visionnaire sur son époque et ses moeurs, mais toujours avec ce regard innocent et ce fameux visage en forme de grain de haricot.

L’une des raisons principales qui en font une héroïne encore “d’époque”, c’est qu’elle ne se limite pas à suivre le temps qui s’écoule. Bien que les semaines, les mois et les années passent, rien ne change pour ce qui est de l’état du monde. Comme lorsqu’elle se réveille un matin de la nouvelle année, demandant à son père : “On a résolu le problème de la faim et de la pauvreté dans le monde ? On a supprimé les armes nucléaires ?” Ce à quoi son père lui répond hagard “J’ai l’impression que non”. “Alors pourquoi diable avoir changé d’année !?” pleure-elle instantanément.

Source : Mafalda – tome 5 – « Le monde de Mafalda »- Quino – 1991, éditions Glénat

Les strips de Quino toujours sous un format très court de 4 vignettes, suffisant pour s’interroger sur tous types de problématiques socio-économiques, politiques, culturelles… Ce style n’est pas sans rappeler celui de Philippe Geluck et de son personnage du Chat, qui cultive le même genre de mini-récits de 3 cases.

Le dégoût de la soupe, ou la peur de grandir

“Mafalda est une petite fille, on me laissait donc faire. Elle paraît innocente.”

Quino

Tout au long de ses albums, le dessinateur jouait parfaitement de cette ambiguïté entre une fillette très mature, qui se destine à devenir interprète aux Nations Unies, mais qui garde au fond d’elle une appréhension voire une angoisse de grandir. Et c’est là que le fil rouge de la soupe intervient. Le personnage de Mafalda a parmi ses nombreux traits de caractère une aversion totale pour cette mixture, quelque soit sa forme. La raison serait-elle le mythe de la soupe qui fait grandir ? Et donc qu’elle devrait affronter du jour au lendemain le monde adulte ? Toujours est-il qu’en présence de ce plat, Mafalda est capable de changer du tout au tout : Lorsque sa mère découpe dans un journal une recette de soupe de cresson, sa fille s’écrie soudainement : “A bas la liberté de la presse !”, comme un virage autoritaire incontrôlé, en clin d’oeil à l’instabilité politique de l’Argentine à cette époque et le monde adulte dans lequel vit Quino. 

Mafalda, une figure féministe toujours d’actualité

Comme bon nombre d’Argentins de son époque, Quino cultivait une nostalgie des années 1944-1952, période de progrès social pour le peuple argentin, incarné par le péronisme. Ce mouvement, né de l’accession au pouvoir de Juan Peron, permit des avancées sociales majeures comme l’instauration de congés payés. Mais au-delà de ces mesures, c’est le virage féministe incarné par sa femme Maria Eva Duerte de Peron, qui a marqué Quino.

D’origine modeste, elle a transcendé la figure de “femme du Président”. Ne se contentant pas d’un rôle de façade, “Evita” comme le peuple l’appelait, s’est attribuée un rôle politique et social majeur. C’est elle qui fait voter la loi octroyant le droit de vote aux femmes, créé une fondation contre la pauvreté et l’oppression des femmes et fonde le parti Péroniste féminin. Son immense popularité auprès des foules ne s’est jamais effritée jusqu’à sa mort en 1952. 

L’Argentine dans laquelle Quino a créé Mafalda avait vu cet élan féministe coupé par les coups d’Etat militaires. L’héroïne se retrouve plongée dans une société et un entourage aux relents conservateurs et catholiques. A commencer par la situation de sa propre mère, pour laquelle elle cultive une grande animosité quant à la condition que cette dernière a choisi. Néanmoins Mafalda en profite pour s’interroger sur la place des femmes.

Mais c’est surtout avec le personnage de Susanita que Quino a voulu mettre deux mondes face à face. Susanita représente la complète caricature sur la place des femmes dans une société patriarcale. Malgré son jeune âge elle s’est déjà attribuée pleinement son futur rôle social : celui d’une mère au foyer, femme d’un chef d’entreprise. On a donc deux figures totalement antagonistes. D’un côté, Mafalda, apologie de la jeune fille prenant conscience de sa condition et luttant pour changer la donne. De l’autre, Susanita, caricature de la femme orgueilleuse et égoïste, remplie de préjugés sur la place des femmes et sur les rapports sociaux à entretenir avec ses camarades.

Ce caractère féministe a depuis largement dépassé les seuls albums. En 2009, une campagne nationale féministe contre Silvio Berlusconi a été l’occasion de redécouvrir Mafalda. Le premier ministre italien avait invectivé lors d’un débat télévisé une députée, la qualifiant de “plus belle qu’intelligente”.  Devant le scandale, Quino ressaisit son crayon et envoya au quotidien La Repubblica un dessin montrant la jeune héroïne criant en direction de Berlusconi : Non sono una donna a sua disposizione, (“Je ne suis pas une femme à votre disposition”).

Mafalda n’a vécu que 9 ans sur les planches, mais cela a largement suffi pour acquérir une notoriété mondiale. A ce propos, Quino confiait en 1999 au quotidien brésilien Folha de Sao Paulo qu’il n’avait “jamais eu l’intention que Mafalda dure si longtemps. J’espérais que la situation du monde s’améliore, mais les politiques libérales rendent les riches toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres.” Les albums de Quino ont été traduits dans vingt langues, vendus à des millions d’exemplaires en France, en faisant aujourd’hui de Mafalda, un personnage majeur du 9ème art. 

Jean L.
Jean L.

Etudiant en Master Histoire à Bordeaux, je bifurque actuellement vers le journalisme. Si je fus quelque peu macho à une époque, j’essaie de me déconstruire au quotidien, d’où mon enthousiasme de participer à l’aventure de Potiches.

Parallèlement à tout ça, je pratique le vélo comme une seconde peau (mais mal bronzée). J’aime refaire le monde avec mes amis autour d’une bonne bière (belge bien sûr), je dis pain au chocolat et je place une réplique d’OSS 117 toutes les deux phrases.
Ah et aussi je ne peux pas supporter le Chou blanc, donc ! Auf wiedersehen à tou.tes ! :)

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