« La part des anges », c’est cette petite quantité d’alcool qui s’évapore lors de son vieillissement. C’est aussi le nom du bar queer et féministe de la rue St Melaine à Rennes, où est né le label queer Black Lilith Records pendant le confinement. Dans cette interview, Orane Gueneau, la propriétaire des lieux revient sur la genèse du label.

Fermé à cause du covid, le bar jadis très animé est complètement désert et les rideaux tirés plongent la pièce dans une semi-pénombre. Accoudée au comptoir, cigarette aux lèvres et lunettes en verre fumé, Orane Gueneau incarne avec justesse l’esprit grunge et rock’n roll du lieu. En fond sonore : le premier album éponyme sorti en décembre 2020 tourne sur une platine dans un coin du bar. « Ça te dérange pas si je fume ? » : la règle est claire dès le début, Orane préfère le tutoiement.
«D’où vient le nom Black Lilith ? À la base on avait choisi Tom Boy, mais c’était déjà pris. Alors on a passé en revue tous les noms de féministes … Et puis comme tu peux le voir, j’ai plusieurs serpents là-bas derrière le comptoir. » D’un geste ample, Orane désigne les étagères derrière le bar. Entre les alcools forts, trônent une multitude d’objets étranges, dont un serpent conservé dans un bocal de formol, et un autre sculpté dans l’acier. Le serpent, c’est le symbole de Lilith, la première femme d’Adam. « Le personnage de Lilith dans la Bible, c’est pour moi la première féministe, celle qui s’est fait dégager parce qu’elle était sauvage, parce qu’elle ne convenait pas à Dieu, et a été remplacée par Eve. Donc on a pris Lilith. Et Black Lilith, c’était pour le côté Rock’n Roll, c’est la noirceur. »
Un album libérateur et émancipateur
Pour Orane, la création d’un label queer est un acte libérateur qui doit permettre aux personnes queer de s’affirmer en tant que telles et d’établir leurs propres standards artistiques: « C’est un label musical qui regroupe les personnes non binaires qui ont des choses différentes à dire. Qui ont besoin de s’exprimer avec leurs tripes, leurs expériences de personnes queer. Ce qu’il apporte de plus, c’est une liberté de parole totale pour les personnes non-mainstream justement.” Orane se considère elle-même comme une personne queer. Elle explique l’importance de pouvoir s’identifier et reconnaître sa propre expérience dans des morceaux qui ne sont pas hétéronormés : “Dans le milieu de la musique c’est très calibré ce qu’on entend. Moi j’avais envie que les personnes queer et LGBT puissent, comme Léa dans Alba et Bianca, parler de leurs histoires d’amour ; ou parler, comme Roxanne dans Amazones, de la violence subie dans les couples lesbiens. Je voulais des chansons, des titres, où vraiment, les personnes queer et LGBT puissent s’exprimer librement et surtout qu’on puisse s’identifier, se dire « On est pas tou.t.e.s seul.e.s ! ».”
Néanmoins, Black Lilith n’est pas seulement un album à destination des personnes queer, et les personnes “straights” peuvent aussi bien s’y retrouver. En réalité, les thèmes et les sentiments abordés dans les titres de cet album ont quelque chose d’universel : l’amour, la lassitude, la séparation, les problèmes du quotidien, l’angoisse, la peur … Orane Résume ça très bien en citant Eve Ensler dans les Monologues du Vagin : “On est tous et toutes des créatures émotionnelles !” Elle plongeant rêveusement sa petite cuillère dans la mousse crémeuse de son café en précisant: « Dans toute la société straight, il y a aussi des gens qui sont bienveillants, et qui ne savent juste pas ce qu’est une personne non-binaire, cisgenre, transgenre … Et puis même si l’album est écouté par une personne hétéronormée, ielle va se retrouver dans tous les titres en fait.”
A côté des titres plus intimistes qui décrivent le quotidien des relations amoureuses, certains titres comme Boyz KKKlub ont une dimension ostensiblement militante et traduisent une réalité largement dénoncée dans les milieux féministe et queer : l’entre-soi masculin qui domine dans certains milieux comme le rap ou le monde de la politique. A l’inverse, le label Black Lilith a été majoritairement créé par des femmes ou par des personnes qui ne sont pas des hommes blancs cis-genre et hétérosexuels. Orane précise toutefois qu’il y a quand même quelques hommes qui ont participé à ce premier album : “ Ce sont nos alliés en fait. Et puis, pour la plupart, ce sont des personnes queer qui s’identifient comme telles … Et qui ont tous passé la porte de la Part des Anges ! »
Un projet 100 % issu du bar
Justement : on a toujours connu Orane derrière le comptoir de La Part des Anges, accueillante et solaire, souvent un peu tête en l’air … Comment cette barmaid aguerrie est-elle passée du comptoir aux platines ? Pour Orane, il s’agit d’une continuité, puisque le label et le premier album sont tous les deux issus à 100% du bar : toustes les artistes qui ont participé à ce premier album sont d’anciens ou d’anciennes client.e.s, et pour ce qui est de son financement, il provient intégralement des recettes du bar. Avec la fermeture forcée pendant le confinement, les choses se sont accélérées. Orane a organisé des ateliers de création théâtrale et musicale pendant le premier confinement, et c’est à partir de ces ateliers que l’idée a émergé : « A partir de ces ateliers, mon amoureuse m’a fait un titre de rap pour mon anniversaire, et je me suis dit « Ouah c’est trop stylé ! ». Ensuite, Cléa qui vient au bar depuis des années, quand je lui ai envoyé le titre de mon amoureuse, elle m’a dit « Oh bah tiens ! Moi j’ai fait ça aussi … » et c’était le titre Alba et Bianca de ce premier album. Quand elle m’a envoyé ça, je me suis dit, on est quand même beaucoup dans ce bar à faire de la musique et pourquoi on trouve pas d’espace pour pouvoir s’exprimer ?” . A cet instant, elle propose à son ami et ancien client Sébastien Blanchais, fondateur du label rennais Beast Records, de produire un vinyle. Ce dernier l’encourage: « Fais-le ! ». Alors elle l’a fait , et c’est ainsi qu’est né le le label Black Lilith : “A la fin du confinement, j’ai contacté les personnes que je savais faire de la musique et je leur ai dit: “vous me faites toutes et tous un titre pour le 15 août”. Il se trouve que les titres qu’ielles m’ont faits étaient superbes et ils sont tous là, sur le vinyle. »

Clic. Le vinyle vient de s’arrêter et soudain, on a l’impression qu’il manque quelque chose dans le bar. « On relance l’album ? -Avec plaisir ! » Orane se lève pour aller retourner le vinyle. Du fond de la pièce, elle lance : « Quel titre tu préfères ? » On lui retourne la question … « Ils ont tous une histoire pour moi ! Je ne peux pas les séparer ! Celui de Roxanne, Amazones me parle énormément et personnellement pour avoir vécu ce qu’elle décrit … Mais je crois que j’ai pas de préféré : ils sont tous géniaux. »
Face B du vinyle : une histoire de sororité
Emplie d’un amour presque maternel, la voix de la barmaid tremble d’émotion lorsqu’elle passe en revue les titres et les artistes qui les ont produits. L’histoire de Black Lilith n’est pas celle d’un label ordinaire : c’est aussi une histoire d’amitié, de sororité et des liens forts entre les artistes, avec à l’origine, un vécu partagé de ce que veut dire être une personne queer et LBGT dans la société d’aujourd’hui. Orane prend l’exemple de la violence exercée par les hommes hétérosexuels dans les couples lesbiens, une expérience qui a inspiré le titre Amazones : « Je cite souvent cet exemple parce que ça a été le cas dans ma vie perso : le mec qui s’installe à ta table et qui drague ta nana parce qu’elle est « fem », c’est-à-dire féminine, et qu’elle est canon. Ta meuf lui répond : « Attends, excuse-moi, je suis avec ma compagne en fait. » Le mec se retourne, il te regarde genre « Ah. » Et puis il regarde ta nana, et il dit : « Elle, elle est lesbienne . Mais toi, toi t’es bi ? T’es pas lesbienne ? ». Tu vois la violence du truc ? Ça veut dire que la lesbienne regardée par un hétéro, elle est moche ou en tout cas, elle correspond pas aux standards de beauté, elle est forcément masculine, elle est pas canon … » D’un geste rageur, Orane écrase sa cigarette dans le cendrier. Des années après l’humiliation qu’elle a subie, la blessure n’est pas complètement refermée, mais sa force créatrice a repris le dessus, et elle a su la transformer en quelque chose de positif.
Sois fière et marche droit !
Coïncidence consolatrice : à cet instant, le vinyle passe sur le titre Walk Straits, le morceau phare de l’album, qui est très différent des autres morceaux. A vrai dire, aucun morceau ne se ressemble vraiment et les styles sont très variés : il y a de la trap, du rap, de l’électro, de la variété … Orane explique que la diversité des styles symbolise le côté queer :
Cette diversité, c’est aussi ne pas s’enfermer dans un style musical particulier, de la même manière qu’on ne veut pas être enfermé dans une sexualité.
Quant à Walk Straits, son style est indescriptible et inédit. Le morceau décrit une femme qui marche dans la rue la nuit, la peur au ventre. Ce sentiment d’être une la proie que toutes les femmes éprouvent à un moment dans leur vie. Orane explique que ce titre à une double signification : “ Ce titre, c’est une forme de manifeste. C’est pour ça que c’est celui-là qui ferme l’album. Le morceau tel qu’il est construit part d’une nana qui marche avec sa fragilité, sa peur, ses respirations et en fait ça progresse sur un quelque chose de positif : ce qui t’enferme, qui te met dans la peur, fais-en une force ! Transforme-la et marche droit, et vas-y sois fière parce que de toute façon, putain t’es magnifique. Avance, si tu ne crois pas en toi, personne va le faire. »
Clic. Le vinyle vient à nouveau de s’arrêter.