
Washington, le 7 janvier 2021
Ce soir, il n’y a pas de couvre-feu à Washington, DC. Les sirènes de police et les « breaking news » se sont peu à peu espacées. Le sentiment de chaos s’est estompé. Ne restent que la consternation, après les évènements d’hier, et l’inquiétude globale de ce que ces prochains jours, semaines, mois, nous réservent.
Depuis la fin de la campagne électorale, les résidents de la capitale étaient particulièrement inquiets de la possible tournure des évènements, dans l’éventualité d’une victoire de Joe Biden. Nous imaginions déjà l’invasion de la ville par des républicains révoltés et armés, prêts à en découdre pour asseoir leur candidat dans le fauteuil du bureau ovale pour quatre années supplémentaires. Pourtant, malgré le refus du président Donald Trump de concéder la victoire à son adversaire, la situation était restée plutôt calme, jusqu’ici. Bien sûr, les supporters débarquaient régulièrement dans la capitale pour protester, sans représenter une menace pour autant. Alors quand le message est passé, de se tenir à l’écart du « National Mall » lors des manifestations pro-Trump des 5 et 6 janvier 2021, nous avons pris note, mais n’avons pas sourcillé.
Or, le vent a tourné bien rapidement hier après-midi. Dès les premières images de drapeaux confédérés devant le Capitole assiégé, dès les premiers tweets du président, nous avons compris que cette journée allait être éprouvante et historique. En tant que française expatriée à Washington, ce n’est pas la première fois que j’observe le temps ralentir et l’anxiété nous envahir, à mesure que les sirènes et les hélicoptères se font davantage oppressants.
La dernière fois, c’était le 31 mai 2020, lors des manifestations Black Lives Matter. Ce mouvement de protestation antiraciste s’était rapidement répandu sur le territoire américain, après le décès de George Floyd à Minneapolis. Une fois de plus, une personne noire avait subi une interpellation brutale et arbitraire. Et une fois de plus, elle en était morte. Alors, les États-Unis s’étaient embrasés. Face à l’injustice, des rassemblements s’étaient formés dans tout le pays, pour que cessent enfin les violences policières contre les minorités.

Photo : Jacquelyn Martin / AP
Une chose à savoir sur Washington, c’est que c’est une ville plutôt calme. La population y est engagée, mais globalement pacifiste. La capitale a été le lieu de nombreuses manifestations durant ces deux dernières décennies, en particulier entre 2001 et 2007. Mais comme on me l’a souvent répété, « In DC, we peacefully protest. » (« À Washington, on manifeste pacifiquement »). D’ailleurs, le 21 janvier 2017, au lendemain de l’investiture de Donald Trump, j’avais été frappée par l’ambiance bon enfant qui régnait au sein de la Marche des femmes. La police montée surveillait la foule tranquillement, souriante, se laissant prendre en photo.
Pourtant, au printemps 2020, après plus de trois ans de mandat du président Trump, l’atmosphère de la ville avait changé. Suite à des altercations entre quelques groupes de manifestants et la police, et à la détérioration de certaines vitrines ou voitures, la maire de Washington, Muriel Bowser, avait fini par décréter un couvre-feu plusieurs soirs de suite, tout comme dans de nombreuses autres villes américaines.
Le couvre-feu, terme devenu presque commun dans certains pays en temps de COVID, a une histoire bien particulière aux États-Unis. Dans ce pays où les personnes afro-américaines se sont battues pour leur liberté et pour leurs droits civiques, les couvre-feux ont la plupart du temps été utilisés pour réprimer des mouvements et des insurrections s’opposant à la suprématie blanche. Pour surveiller, contrôler et criminaliser les personnes noires, indigènes ou autres minorités raciales. L’un des couvre-feux les plus célèbres étant celui imposé lors des quatre jours d’émeutes de 1968 après l’assassinat de Martin Luther King.
Non pas que Muriel Bowser, femme politique démocrate, elle-même afro-américaine, ait eu à cœur de réprimer la protestation en imposant ce couvre-feu. Elle s’était d’ailleurs publiquement opposée à Donald Trump durant cette période. Le 1er juin 2020, Donald Trump, dans une énième provocation, avait décidé de sortir de de la Maison Blanche pour se rendre en face, à l’église St John. Traversant à pied le square Lafayette où se tenait une grande manifestation pacifique, il avait incité les forces de l’ordre à charger la foule. La garde nationale avait utilisé des gaz lacrymogènes, des grenades et des armes de type LBD pour disperser les manifestantes et manifestants. Perçue comme une atteinte au premier amendement (droit à « s’assembler pacifiquement »), cette intervention avait été largement critiquée au niveau national. Muriel Bowser s’était opposée ce jour-là à la demande de renforts formulée par le président.


A Washington, les manifestations Black Lives Matter ont ainsi duré presque un mois, du 28 mai au 23 juin 2020. Durant cette période, la police est intervenue à de très nombreuses reprises, procédant à de nombreuses interpellations, en particulier le 1er juin, et faisant preuve de beaucoup de zèle dans la démonstration de sa force. En témoigne une image qui tourne actuellement sur les réseaux sociaux, de la garde nationale de Washington, se tenant debout sur les marches du mémorial Lincoln.

Si l’on oriente notre objectif différemment, on se rend pourtant compte que ce qui fait alors face à ces forces militaires, semblant protéger le monument d’une horde d’assaillants, c’est en réalité un parterre de manifestants et manifestantes pacifistes. La plupart sont assises tandis que d’autres, debout et le poing levé, montrent leur détermination à en finir avec le racisme systémique qui gangrène le pays.
Alors, comment comprendre les événements de ces derniers jours ? Comment interpréter le fait que sur la seule journée du 1er juin 2020, 326 personnes aient été arrêtées au square Lafayette, alors qu’elles ne faisaient que manifester pacifiquement jusqu’à ce que le président Trump décide d’aller poser sur les marches de l’église d’en face avec une bible et que les forces de l’ordre n’agressent la foule ? Mais qu’en ce 6 janvier 2021, lorsque des milliers de supporters pro-Trump assiègent le Capitole et qu’une partie d’entre eux envahit et saccage ce symbole ultime de la démocratie américaine, il n’en résulte qu’une soixantaine d’arrestations ? Que les images attestent même d’une opposition plus que faiblarde de la part des forces de l’ordre (quand elles ne facilitent pas le passage des assaillants) ?

Comment expliquer une différence de traitement si flagrante entre une manifestation pacifique pour les droits humains d’une part, et ce qui s’apparente à une tentative de coup d’état de la part de suprématistes blancs d’autre part ?

Saeed Jones, le 6 janvier 2021. Source : Twitter
On aura beau retourner la situation dans tous les sens, on ne pourra pas trouver d’autre explication à tout ceci que la mise en application d’un phénomène à présent bien connu : le privilège blanc.
Le privilège blanc, c’est le privilège social dont bénéficient les personnes blanches sur les personnes non-blanches, dans des circonstances économiques, politiques et sociales similaires. C’est une notion qui a été introduite en 1989 par l’activiste féministe et antiraciste Peggy McIntosh, qui expliquait qu’en raison d’un racisme structurel, les personnes blanches bénéficient au cours de leur vie d’un capital préférentiel passif, par la possibilité d’échapper aux formes de discrimination quotidiennes que subissent à contrario les personnes non-blanches. Être blanc dans une société occidentale, c’est grandir et vivre dans un environnement adapté à soi (du moins pour les personnes cisgenres, hétérosexuelles et valides), et qui protège de tout stress lié à sa couleur de peau.
Le privilège blanc aux États-Unis, c’est de pouvoir faire son jogging sans autre considération que son itinéraire, son équipement et sa playlist. Ne pas se soucier de sembler s’enfuir après avoir commis un méfait, juste parce que l’on court. C’est ne pas avoir peur face à un contrôle de police même quand on n’a rien à se reprocher. C’est de pouvoir critiquer la politique de son pays sans être considérée comme ingrate ou comme illégitime. Mais c’est tout aussi bien de voir des personnes qui nous ressemblent dès que nous allumons la télé, d’avoir eu accès à des personnages de fiction qui nous ressemblaient durant notre enfance, ou encore de pouvoir acheter des crèmes solaires ou du maquillage adaptés à notre teint dans n’importe quel magasin.
Enfin, le privilège blanc, c’est d’envahir un bâtiment fédéral contenant le pouvoir législatif des États-Unis, sans se faire abattre. Quant au pouvoir blanc, c’est utiliser ce privilège. Connaître un tel sentiment d’impunité, qu’on se permet de traîner sur le lieu de nos méfaits pendant des heures, y prenant tranquillement des photos.

Photo : Saul Loeb / AFP via Getty Images
Alors non, nous, résidentes de Washington, ne nous attendions pas à contempler de pareils évènements. Ni nous, ni personne d’autre. Et pourtant, ces événements ne sont pas comme on peut le lire si incroyables, insensés ou surréalistes. Ils sont la conséquence directe du racisme structurel qui gangrène la société américaine.
Attention cependant, à nous françaises, de ne pas nous adonner à un sport national, celui de voir la paille dans l’œil du voisin mais pas la poutre dans le sien.
En vivant aux États-Unis, je me suis rendu compte d’une grande différence avec la France, dans l’acceptation de l’existence d’un privilège blanc. En France, cette notion n’a été abordée que récemment et fait particulièrement débat. Elle fait débat au même titre que l’existence d’un racisme systémique. Aux États-Unis, au sein des démocrates, les personnes blanches ont, pour une bonne partie d’entre elles, pris conscience de ce privilège dont elles bénéficient. Elles cherchent à présent à rétablir une justice sociale et une égalité des chances. C’est le cas notamment de nombreuses personnalités politiques, de cheffes et chefs d’entreprise. Dans leurs intentions, du moins. Là où, en France, la classe politique et l’élite intellectuelle de droite et de gauche, très majoritairement blanches, refusent encore férocement de reconnaître l’existence d’un racisme qui ne serait pas seulement le problème de quelques-uns mais celui d’une société tout entière.
En France, on oppose à l’idée du privilège blanc celle du pacte républicain, selon laquelle toute personne serait considérée de façon égale, quelle que soit sa couleur de peau. Le fameux « je ne vois pas les couleurs », en somme. Et l’on refuse d’écouter les personnes concernées et d’accepter la légitimité de leur point de vue.

Il est souvent difficile pour les personnes blanches de parler de racisme, c’est ce qu’explique la sociologue et autrice Robin DiAngelo dans son ouvrage « White fragility » (« La fragilité blanche »).
Mais, qu’on en ait conscience ou pas, qu’on en parle au conditionnel ou avec des guillemets, comme le font la plupart des articles qui abordent le sujet dans les médias français, le privilège blanc existe bel et bien. Et nous en avons eu la preuve non seulement hier, mais bel et bien depuis le début de la campagne de Donald Trump aux précédentes élections. « Make American Great Again », pour les suprématistes blancs, c’est leur redonner les privilèges qu’ils craignent avoir perdu, maintenir leur ascendant sur les personnes non-blanches.
Alors hier, sous prétexte de contester la victoire de Joe Biden, ces supporters de Trump nous ont fait passer un message très clair : celui que l’égalité des droits entre personnes blanches et non-blanches est encore loin d’être acquise.