J’ai commencé à grossir à la fin de ma puberté. D’un coup, et vite.
Je me rappelle ma panique, mon incompréhension, mes crises de larmes. Les semaines passées à tester tous les régimes imaginables, à me priver, à me violenter. Et ce corps qui continuait de grossir.
Je l’ai tellement détesté, je lui en ai tellement voulu. Moi qui, jusque là, avait toujours été dans la norme. Je suis passée par plein de phases : le dégoût, la colère, l’incompréhension, la remise en question, le fatalisme. Depuis quelques années, j’essaye d’en adopter une nouvelle : l’acceptation. Et je ne vais pas te mentir : je galère.
Si j’ai tellement de mal à y arriver c’est qu’être grosse, c’est violent.
Je suis grosse.
Je suis pas “ronde”, je suis pas “pulpeuse”, je suis pas “généreuse”. Je suis grosse. Je suis grosse et c’est violent.
En fait, quand t’es grosse, la violence elle est insidieuse. Tu la vois pas forcément venir, mais elle fait sacrément mal.
C’est ce mec qui en soirée te “félicite” d’être venue “habillée comme ça avec ton physique”. Cette pote qui s’extasie à chaque fois que t’as l’air d’avoir perdu quelques kilos. Ces proches qui essayent de trouver une raison psychosomatique à ta prise de poids. Ce patron qui pense normal de te dire de faire attention à ton poids. Cette femme qui tire sur ta robe dans la rue parce que “on voit beaucoup quand même”. Ces gens random qui te donnent des conseils minceur que t’as jamais demandé. Ces amis qui paniquent dès qu’ils s’empattent un peu parce que ouais, y aurait quoi de pire dans la vie que te ressembler ? Ces mecs qui veulent te pécho juste parce qu’ils “aiment les gros culs”, comme si c’était tout ce que tu es.
Parce que oui, quand t’es grosse, souvent, t’es que ça. Pas une femme. Pas une amie. Pas quelqu’un qu’on aime. Pas une personne. Juste un p*tain de gros cul.
Et si tu veux un peu échapper à cette violence, t’as deux options : changer ou te planquer.
Corps gros, corps invisible
Observe et compte. Dans tes potes : combien de grosses ? Quand tu vas au resto ? Dans un bar ? A la salle de sport ? Au ciné ? Dans la rue ? En soirée ? En boîte ? Au boulot ?
Moi, systématiquement, je suis la seule.
Pourquoi ? Parce que les grosses n’existent pas ? Si, si, elles existent. C’est même plus d’un tiers des personnes*. Elles sont là mais elles se cachent.
On se cache parce qu’on ne veut pas nous voir. Et on se cache pour ne pas être la seule.
En étant grosse, j’ai des angoisses que je n’aurais jamais imaginées.
La pire d’entre elles étant sans doute de perdre ma valise en voyage. Pas dramatique tu me diras, je peux toujours acheter ce qu’il me faut sur place. Ouais, sauf que c’est tout à fait probable que je trouve pas un seul pantalon à ma taille. Pareil quand toutes tes copines sont minces : aucune ne pourrait te dépanner. Quand je vais dans un bar ou que je suis invitée à manger chez des ami.es, je me demande parfois si la chaise est assez solide pour moi, ou si les accoudoirs ne vont pas me gêner.
Quand on est la seule grosse à un endroit : on s’en rend compte. Je le remarque tout de suite quand j’arrive quelque part. Je le vois sur les photos de mes soirées. Je le vois surtout dans le regard des autres.
Être tout le temps consciente de son corps c’est épuisant. Alors oui, la solution de facilité c’est de se cacher. De rester bien au chaud chez soi où on n’est soumise qu’à son propre regard, un regard d’ailleurs pas forcément plus tendre. Aujourd’hui, c’est cette invisibilité qui m’empêche d’être bien dans mon corps. Parce qu’à chaque coin de rue, on me rappelle qu’être grosse c’est mal. C’est pas normal, pire, c’est pas sain.
Corps gros, corps malade ?
On croit souvent que les personnes grosses sont en mauvaise santé. Il y a même des biais médicaux là-dessus. Tu es malade ? Non, c’est pas la grippe c’est parce que t’es grosse. Pendant la crise du Coronavirus, les médecins doivent parfois choisir qui soigner : un gros face à un mince ? Tant pis pour le gros.
Devine quoi ? J’ai fait tous les tests possibles : hormones, bilans sanguins et j’en passe ; je suis en bonne santé. Mon taux de cholestérol est nickel et je n’ai pas de diabète.
Par contre, mon métabolisme fait que, quand pour toi perdre 2 kilos c’est deux semaines où tu “fais attention”, pour moi ça équivaut à 3 mois de galère pour tout reprendre en deux jours.
Est-ce que toi, à ma place, t’aurais envie que ta vie ce soit des crudités et du pain noir ? T’aurais envie de commander une salade quand tous tes potes s’enfilent des burgers ? T’aurais envie de te forcer à courir 10km chaque jour plutôt que de binger une bonne série ? T’aurais envie d’être la “grosse de service” à la salle de sport ?
Alors oui parfois, je me dis que ça vaut le coup, que ça me rendrait plus heureuse de me priver, de violenter mon corps pour qu’il rentre un peu plus dans les cases.
Pourtant, dans mes moments de lucidité je sais que ce n’est pas mon corps le problème, c’est les cases qui sont moisies.
Corps gros, corps militant
Alors quand t’as ni envie de te cacher, ni envie de rationner ta vie pour normer ton corps : c’est quoi la solution ? Vivre, tout simplement.
Sauf que, quand t’es grosse, tu ne fais pas “que” vivre. Tout ce que tu fais devient un acte militant.
Tu t’habilles comme tu veux ? C’est un acte militant.
Tu emploies le terme “grosse” ? C’est un acte militant.
Tu sors boire des coups ? C’est un acte militant.
Tu postes des selfies ? C’est un acte militant.
Tu fais du sport ? C’est un acte militant.
Et tu sais quoi ? Ça ne devrait pas l’être.
Je n’ai pas envie qu’on me dise bravo juste parce que j’existe dans ce monde. Je ne veux pas être militante parce que je suis grosse. Je veux militer parce que j’ai des convictions, parce que mes actions peuvent contribuer à rendre le monde meilleur.
Mon gros rêve
Tu sais de quoi je rêve secrètement en tant grosse ? Qu’on me foute la paix.
Je rêve du jour où j’entendrais plus des trucs du style “elle est grosse mais elle a un beau visage”.
Je rêve du jour où je serais plus en panique quand mon partenaire posera sa main sur mon ventre.
Je rêve du jour où je prends un râteau sans me dire immédiatement que c’est lié à mon poids.
Je rêve du jour où je verrai une meuf grosse dans une série, sans que ce soit le sidekick marrant ou la meuf hypersexualisée : que ce soit juste un personnage parmi les autres.
Je rêve du jour où mon corps sera un non-sujet.
Malheureusement, on en est encore loin.
Alors en attendant, je milite. Je répète à mes potes que « gros·se » n’est pas une insulte. Je fais de la pédagogie et j’attends patiemment le jour où on me lâchera enfin le corps.
*39,6% des femmes achètent des tailles supérieures ou égales au 44, d’après une étude réalisée sur des sites d’achat en ligne sur plus de 52 000 femmes âgées de 17 à 65 ans.