Voilà, tu y es : tu descends de la voiture, tu humes l’air et respires à plein poumons. Tu reconnais les bruits, les odeurs et les couleurs que tu connais depuis plus de 30 ans mais tu t’extasies à chaque fois que tu t’y exposes… Comme si tu avais oublié, alors que tu en rêves depuis de longues semaines !

Quoi ?! Tu n’as pas de “maison de vacances” familiale où tu retrouves toute la smala en été ?!
J’avoue : j’ai cette chance inouïe grâce à ma famille maternelle et aux générations qui se succèdent ici depuis 50 ans… J’en ai pris conscience il y quelques années, et encore plus l’été dernier lors du décès de mon grand-père, presque centenaire et figure incontournable du lieu.

Tu ne vois toujours pas ?! Mais oui, tu sais, cet endroit où tu retrouves des potes que tu ne vois qu’une fois par an, là où tu as débuté tes boulots saisonniers, là où tu as traversé tes pires moments mais aussi les meilleurs, là où tu as connu ton premier amour, ta première gueule de bois, là où tu étais insouciante et libre il y a quelques années… ?
Il y a forcément un bout de toi qui reste ici, un appel incessant qui t’y ramène…
Tu y revois les repas sans fin sous la chaleur écrasante, la saveur du melon, les odeurs du marché qui oscillent entre les épices, les olives, les poissons, les saucissons et les fromages, les virées à vélo avec les cousines et cousins, les baignades à s’en piquer les yeux à force de les ouvrir sous l’eau salée, le parfum des peaux saturées de soleil et de crème solaire, les moustiques qui attaquent à la tombée de la nuit, les rendez-vous nocturnes plus ou moins manqués (car oui, à cette époque le portable était rare!), les parties de pétanque interminables à l’apéro et les signes inventés lors des Kem’s….!
Tu as passé tes étés d’enfance ici, ton adolescence aussi…et te revoilà adulte: tu n’es pas sûre d’avoir réellement changé, tu ne fais que constater les effets du temps sur les vestiges de tes souvenirs, tu te recueilles parfois. Ca te rend nostalgique peut-être, puis tu reviens vite aux préoccupations présentes…
Maintenant tu es une “grande”, surtout que tu es maman. Tu te retiens (un peu) lors des conversations avec les tontons sur des sujets dont tu te fichais éperdument avant…
Bah quoi, faut pas flinguer l’ambiance “vacances” avec tes discours féministes* ?!
*terme clairement assimilé à un gros mot pour ta famille hétéronormée, de confession catholique et conditionnée au patriarcat ; maintenant que tu connais “l’étiquette” de tes propos, ils te paraissent tellement ÉVIDENTS…
Et là tu percutes que ça a toujours fait partie de toi, seulement maintenant tu as plus confiance en toi, tu es perçue plus “crédible” car adulte, tu as les arguments, les chiffres, les faits… Mais tu essaies de ne pas (trop) y penser pour te laisser aussi la possibilité de décrocher d’un quotidien militant. Tu ne sais plus quel jour on est, tu ne mets plus de montre même si ton regard s’attarde parfois sur les pendules pour rester connectée aux rythmes imposés par la vie en communauté.

Sauf que tu bouillonnes de t’occuper de l’intendance, de vérifier que le frigo soit plein, que les menus et les repas soient organisés, que les enfants ne soient pas au soleil entre 12h et 16h, que les habitudes de chaque personne ne soient pas trop bousculées, que les horaires des repas soient respectés…
Qu’importe : laissez-moi enfourcher mon vieux vélo rouillé de sel, de vent et dont les freins ne fonctionnent plus, observer mon fils s’imprégner lui aussi de souvenirs avec mes nièces et neveux, me couper du monde quelques jours/semaines en vivant au gré de la météo et des marées, lire sur la plage en prenant des coups de soleil et pester sous la douche en me rappelant que je suis Normande ! Rester bouche bée devant l’infini du ciel durant les nuits étoilées et admirer l’océan sans checker toutes les 5 minutes mon téléphone.
Revenir sur mon île, me permettre de me sentir moi-même… C’est ici que je panse mes plaies, que je pense mes maux et que j’essaie d’en faire des mots.